Éditrice et critique littéraire, Maya Ouabadi poursuit son travail de passeuse. À Alger, elle fonde Motifs, maison d’édition qui travaille en arabe et en français, et fait paraître des ouvrages innovants aux formes variées. C’est la même énergie qui la porte à produire deux revues – Fassl et La Place. Nous échangeons avec elle autour de ces projets originaux et forts.
En 2018, vous fondez la maison d’édition Motifs. En son sein, vous publiez deux revues : Fassl, revue de critique littéraire, et La Place, revue féministe et féminine puisqu’elle est entièrement produite par des femmes. En publiant au sein de la maison d’édition des revues, vous vous ancrez dans une certaine tradition éditoriale qui aime rassembler comme un vivier de penseurs et d’artistes. Mais vos revues constituent aussi une forme d’appareil critique de la production algérienne. Comment s’insèrent-elles, selon vous, dans le paysage culturel algérien ?
Les deux aspects m’intéressent beaucoup. Des revues de critique littéraire ou de création littéraire, il y en a eu en Algérie, mais quasiment toutes ont fini par disparaitre, c’est la même chose pour les revues féministes. Les années 1990 ont stoppé net beaucoup de projets culturels, et si certaines initiatives ou activités ont repris à la fin de la guerre civile : maisons d’édition, films, lieux culturels, on n’a pas connu le même regain en matière de revues ou de critique. Nos revues tentent d’occuper à nouveau cette fonction de documenter, recenser, analyser, critiquer, ou plus globalement de discuter de ce qui se produit en Algérie. Parce que je pense que les artistes et intellectuels ont besoin de retours sur leur travail, ils ont besoin de ce dialogue pour continuer d’avancer et nous avons, de notre côté, besoin de questionner leurs œuvres pour mieux comprendre la société dans laquelle nous évoluons.
Le premier numéro de Fassl paraît en 2018 et s’empare des années 1990. Donc, vous prenez bien ce moment-là comme moment charnière pour ce qui concerne la production culturelle en Algérie et la façon dont cette période de grande violence est traitée dans la littérature.
Oui. Nous nous lancions dans un projet consacré à la littérature contemporaine, et les écrivains contemporains étaient évidemment marqués par cette guerre dont on situe la fin dix-huit ans avant le premier numéro de Fassl. Nous avions décidé de concentrer ce numéro sur les livres parus les deux années précédant sa publication, et il y en avait beaucoup : contrairement à ce que laisse entendre Kamel Daoud (pour ne pas le citer) depuis deux mois dans les médias français, les années 1990 ne sont pas du tout taboues dans la littérature ou le cinéma algérien. Nous y avons consacré un numéro en 2018, mais en vérité c’est une question qui revient constamment dans tous les entretiens que nous faisons avec les écrivains algériens, nous en avons par exemple beaucoup parlé avec Chawki Amari dans l’entretien paru dans le numéro 6 de Fassl, Sarah Haidar y a aussi consacré sa dernière chronique dans la revue La Place. La question habite les écrivaines et écrivains, elle nous habite tous et nous l’abordons quand l’envie ou la nécessité se fait sentir.
Divers thèmes traversent les numéros suivants, les sciences par exemple, à travers des entretiens avec le romancier Chawki Amari ou encore Michèle Audin, mené par le cinéaste Lamine Ammar-Khodja. Il y a l’autofiction, les lieux d’écritures, et puis des regards sur des figures littéraires majeures comme Mohammed Dib et Assia Djebar. Et enfin, tout récemment, vous avez publié un numéro intitulé « Dominants/dominés » qui contient des entretiens, l’un avec Annie Ernaux, l’autre avec Tassadit Yacine. En sept numéros, vous donnez à lire un paysage littéraire algérien dense, complexe, expressif mais aussi parfois méconnu. Quelle est la réception autour de ce parcours ?
Nous essayons en tant que critiques d’être attentifs à ce qui préoccupe ou intéresse les écrivains, attentifs aussi à l’endroit où leurs œuvres peuvent se croiser. Les numéros sont construits de façon que la réunion de titres et d’écrivains puisse faire sens, et puisse faire réfléchir sur un sujet donné, même au-delà de la littérature. Je pense que nos lecteurs connaissent toujours un ou deux écrivains évoqués dans le numéro avant de le lire, mais ils en découvrent peut-être un ou deux autres, et surtout ce qu’on espère c’est que chaque numéro leur permettra de connaître un peu mieux chacun de ces écrivains.
Ensuite, avec la chercheuse et réalisatrice Saadia Gacem, vous avez entrepris la publication d’une deuxième revue ! D’où vient ce désir et ce projet. Comment passe-t-on à une, puis à deux revues ?
Je n’avais pas pour ambition de départ d’éditer deux revues. À vrai dire, le projet de monter une maison d’édition s’est un peu imposé à moi, car mon but premier était de faire Fassl, la revue de critique littéraire. Et je voulais créer cette revue parce que j’avais constaté un vrai manque en matière de critique à l’époque. J’ai constaté cela à partir de ma position d’éditrice au sein d’une maison spécialisée en littérature. J’avais envie de créer une dynamique qui permette de donner du sens à l’activité éditoriale et au métier de critique aussi, avec une envie dès le départ de dialoguer avec les écrivains qu’on avait trop peu l’occasion d’écouter s’exprimer à mon sens. C’est en faisant le même constat que l’idée de monter la revue féministe La Place avec Saadia Gacem m’est venue quelques années plus tard. Peu de place était faite à la pensée et aux travaux des femmes, elles avaient encore moins d’espace d’expression que les écrivains et les revues constituent le meilleur espace pour déployer une idée et créer le débat. Toutes les conditions y sont réunies pour pouvoir déplier sa pensée quand on contribue à une revue, et toutes les conditions sont aussi réunies pour pouvoir créer une structure qui fait sens quand on l’anime ou qu’on l’édite.
La Place est une revue dense, riche et ambitieuse. La question de la transmission apparaît comme un élément fondamental mais il y a aussi le dialogue, la mise en lumière ou en visibilité. L’enjeu sociétal y est essentiel, avec des rubriques à la fois engageantes et engagées. Il y a, par exemple, des portraits de figures historiques que vous revisitez pour offrir un regard neuf sur des sujets ou des perspectives invisibilisés jusqu’ici. Les portraits de Josie Fanon ou de Fathma N’Soumer racontée par Habiba Djahnine sont particulièrement parlants. En proposant des lectures nouvelles de figures féminines – par des femmes –, s’agit-il aussi de voir l’Histoire à travers un prisme nouveau ? De raviver un héritage ?
Absolument, c’est l’une des missions que l’on s’est données : mettre en lumière les actions passées des groupes féministes ou les parcours de féministes et de femmes qui ont accompli des actions importantes. Cependant, ce travail est toujours mis en parallèle ou en miroir des actions qui continuent d’être menées aujourd’hui. Parce que l’idée, ce n’est ni de dire que c’était mieux avant, ni que rien n’a jamais été fait et qu’il est temps de s’y mettre. On ne vient pas de nulle part, et il serait dangereux de le penser. Remettre au devant de la scène ces profils et ces histoires de lutte peut aussi inspirer de nouveaux projets, permettre de reprendre des manières de faire, de lutter, de créer.
Ce lien, très fort, entre lutter et créer apparaît de façon limpide, je trouve. Est-ce un parti pris dès le début ?
Oui. Il est aussi à l’image de nos profils à Saadia et à moi. Moi je viens donc de la littérature, de la création. Saadia, elle, est chercheuse mais aussi militante sur le terrain, elle a travaillé avec des associations féministes, des collectifs, etc. La Place est un objet qui synthétise ces deux aspects, son sommaire reflète ces préoccupations : avec des rubriques consacrées aux travaux artistiques et littéraires de femmes, des entretiens revenant sur les parcours d’artistes, de chercheuses, et de militantes, et des rubriques s’intéressant à l’actualité et à l’histoire des luttes. Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour la créativité mise au service des luttes, le mouvement féministe algérien a su particulièrement faire preuve d’humour et d’originalité dans les slogans, les affiches, les publications produites. C’est un modèle évident pour La Place et plus globalement pour mon travail d’éditrice.
Comment conjuguez-vous, conceptuellement et au niveau pratique de la production, l’arabe et le français ? Quelles sont les questions autour de la langue que les revues posent de façon directe ou en filigrane ? Comment cela se passe-t-il concrètement, la traduction est-elle systématique ?
Éditer dans les deux langues me semblait une évidence pour Fassl, tout simplement parce que la littérature algérienne contemporaine que nous avons à cœur d’explorer dans cette revue s’écrit dans les deux langues. On ne pouvait pas donner une idée du paysage littéraire algérien sans s’intéresser aux écrivaines et écrivains arabophones et francophones. Il s’agissait aussi de casser un peu le mur qui semblait se dresser entre les deux communautés, ainsi des contributeurs à la revue francophones mènent des entretiens avec des écrivains arabophones, et des contributeurs arabophones interrogent des écrivains francophones. La question féministe concerne aussi toutes les femmes et tous les hommes et il était évident que nous voulions toucher un maximum de gens et que l’éditer dans les deux langues était la moindre des choses. Dans la pratique, la cohabitation des deux langues est assez naturelle, les revues ont une double ouverture, de gauche à droite pour le français et de droite à gauche pour l’arabe, les deux langues se retrouvent au centre. Tout le contenu de La Place est traduit de l’arabe vers le français ou du français vers l’arabe, selon la langue originale de l’article ou de l’entretien. Pour Fassl, nous ne traduisons pas les textes de création, mais tous les entretiens et souvent les critiques.
Notre désir, notre besoin d’éditer dans les deux langues est sincère, il ne s’agit vraiment pas de coquetterie de notre part. Dans notre quotidien, les deux langues cohabitent et les revues ne sont que le reflet de cette réalité. Nous sommes habitués à fonctionner ainsi, ça ne nous coûte pas de le faire (financièrement, si !), mais le contenu peut être ainsi discuté par le plus grand nombre et c’est très important pour nous, c’est ce qui motive ce choix pour toutes nos publications.
Les deux revues sont de très beaux objets, à la fois dans leur identité graphique et dans leur matérialité. Les numéros de Fassl sont confectionnés à la main et ceux de La Place le sont chez l’imprimeur. Pourquoi ces choix pour les deux revues ?
J’ai beaucoup réfléchi et rêvé au contenu de Fassl avant de la lancer, je savais en quelle langue je voulais que ça soit, quel type d’entretiens je voulais y voir paraitre, quels types de critiques, etc. J’avais contacté les premiers contributeurs, contributrices, Sara Kharfi et Salah Badis entre autres, commencé à faire le sommaire… Plus j’avançais dans ces étapes, plus je me disais qu’il fallait que j’aille au bout du projet, quoi que coûte sa fabrication. Seulement, financièrement, je démarrais quasiment de zéro. J’avais une expérience d’employée chez un éditeur, je connaissais les prix des impressions dans les imprimeries, j’ai aussi vu trop d’éditeurs crouler sous les stocks de livres, je savais que je ne pourrais jamais assumer un tel rythme. D’un autre côté, je savais que le public potentiel pour la critique littéraire était assez restreint. J’ai donc opté pour la fabrication manuelle qui permettait d’avoir un objet original et un risque moindre, puisque je pouvais en fabriquer 10, 20, ou 100 selon la demande. C’est un modèle qui reste très pertinent à ce jour, nous fabriquons de plus en plus d’exemplaires, mais à un rythme soutenable, à l’occasion d’événements ou de commandes.
Pour ce qui est de La Place, les choses étaient différentes, d’abord parce que potentiellement le public est beaucoup plus large que celui de Fassl, le contenu de chaque numéro tel que nous l’imaginions était aussi plus dense. Par ailleurs, c’est un projet qu’il est possible de financer par des soutiens de fondations, d’associations, etc. Nous avons donc décidé de confier son impression à un imprimeur algérois, Ibda, que nous avons mis du temps à trouver, mais dont nous sommes aujourd’hui très contentes, parce qu’il a compris ce que nous voulions et qu’il s’est engagé avec nous dans le projet, il a accepté d’innover avec nous. L’enjeu était de faire un objet aussi singulier que Fassl, même si imprimé de manière industrielle. Louise Dib, du studio Chimbo, directrice artistique de La Place, a très bien compris cet enjeu et l’esprit que nous voulions donner à cette revue. Cette idée de prendre de la place justement, de ne pas se faire discrètes mais au contraire d’être voyantes, avec des couleurs criardes, une grande typo. Les deux projets s’accordent plutôt bien, je pense, avec une vraie recherche de sens dans la forme même de l’objet.