Tourner plus de sept fois sa langue

Première traversée, au dessus de La mer gelée, qui rassemble des textes d’écrivain·es et de poètes germanophones, que l’écriture sur l’amour rassemble autant que la langue. Puis, on découvre la forge, qui devient un pont et conçoit ses propres rives entre des textes d’un ici francophone et d’un ailleurs, nourri de rien de moins que du monde entier. Autre grand espace à franchir ou à connecter, le premier numéro de la revue Transat‘ qu’on vous propose de découvrir. Retrouvez les toutes au Salon de la revue 2024.

la forge | n° 3. Corlevour, 270p., 22 €

De la belle ouvrage assurément que cette revue la forge, née il y a tout juste un an et publiée par les éditions de Corlevour (qui abritèrent naguère la revue Nunc). On y découvre ou redécouvre avec plaisir des poètes d’ailleurs & d’ici, puisque tel est le nom des deux grosses rubriques qui forment la colonne vertébrale de chaque numéro. Côté ailleurs, Lev Rubinstein (Russe) et ses « Des « si » et des signes », entre le pas tout à fait truisme et la presque évidence : « Si l’habitude d’appeler les choses par leur nom nous paraît néfaste, nous devons réfléchir : avons-nous vraiment raison ? » ; ou encore Alejandra Mendez Bujonok (Argentine) qui « philosophe » dans Sur ma façon de me préserver : « Je ne porte pas de montre au poignet / (il est triste le monde des ajustés) / Je ne porte pas de lunettes de soleil / (il est triste le monde des camouflés) / Je ne porte pas de parapluie / (il est triste le monde des protégés) / Je me préserve ainsi / (Ou je le crois) ».

Côté ici, citons Christian Degoutte et ses Jardins publics, tendre et vivace méditation sur la nature et l’amour, à moins qu’il ne s’agisse de la nature de l’amour : « cuisses au soleil jupe en jean / – la colline est un vert sourire – près des remparts couleur de tuiles / l’odeur sucrée des orangers / dresse une clôture vivante / de piafs autour de la buvette ». L’ intime du poète propose un ensemble de lettres, pleines de conseils avisés, adressées par Antoine Emaz à un jeune étudiant dans les années 1990 tandis que Voix oubliées fait entendre celle de Jacques Garelli, pudique et anxieuse : « Mais de quelle douleur / Brûler sans rougir ». La pénultième rubrique, La forge du poème, n’est pas la moindre, elle pourrait même justifier à elle seule l’existence de la revue. On y écoute battre le cœur naissant de la poésie, d’où elle vient, comment elle se fait, quand le poème commence, se termine : « La poésie c’est le trou dans le maillage du langage. Il n’est pas question de passer entre les mailles du filet mais d’éviter le filet. La poésie c’est le langage hors des mailles du langage humain. Hors du filet hors du cadre hors de la nasse hors de la masse. Hors de moi. » (Perrine Le Querrec) Le reste est question de persévérance : car n’est-ce pas en forgeant le poème qu’on devient poète ? Roger-Yves Roche

La mer gelée | amour, n°11. Vanloo, 172 p., 18 €
La mer gelée. Numéro « amour » © Vanloo

Le magnifique titre de la revue est emprunté à Kafka qui, dans une lettre à Oskar Pollak, écrit qu’un livre doit être « la hache qui brise la mer gelée en nous ». Cette hache est, dans le numéro de 2023 – un nouveau numéro paraîtra en octobre 2024 –, l’amour. Fidèle à la volonté de la revue de mettre à l’honneur des traductions pour ouvrir de nouveaux espaces et élargir nos possibles et de faire découvrir des voix contemporaines, germanophones en particulier, ce numéro rassemble des textes d’écrivains et poètes d’expression allemande tels que Hubert Fichte, Wolfgang Hilbig, Olga Martynova et Oleg Jurjew, mais aussi des textes de l’écrivain chilien Pedro Lemebel, du poète Simon Brown, originaire du territoire traditionnel Peskotomuhkati dans le Nouveau-Brunswick, et des auteurs français Christophe Manon et Georges-Arthur Goldschmidt.

C’est l’amour sous toutes ses formes et dans toute sa liberté qui est ici célébré, questionné, sondé dans ses moindres nuances. On lit par exemple la rencontre fugace entre un narrateur fréquentant des intellos de gauche et Wilson, « un gamin du Sud, chômeur et pèlerin », sous la plume de Pedro Lemebel, traduit par Alexandra Carrasco. Rencontre lors de laquelle les deux hommes « se sont tout raconté, tout dit précipitamment, comme si le plafond de la chambre était le dernier ciel qu’[ils verraient] avant l’aube ». À l’inverse, on lit sous la plume d’Andrea Inglese, traduite par Stéphane Bouquet, l’histoire d’un amour sûr et installé, entre le narrateur et Hélène. Amour si solide, si plein, que le narrateur doit se préparer chaque jour, à la manière d’un sportif, à sa fin inéluctable et à l’immense douleur qu’elle suscitera. « Connaissant la fin, je m’y prépare, je m’entraîne pour le défi qu’elle me lancera […], et je le fais maintenant, sachant très lucidement à quel point [notre amour] est fort et enraciné ». Un numéro qui réchauffe et inspire, comme nous le promettait l’édito : « le jour est beau, l’oubli du futur laisse encore de l’espoir, il est temps de s’accrocher à la bouche de quelqu’un ». Isaure Hiace

Transat’ | n° 1. Editions les murmurations, 10 €

La revue, jolie avec sa couverture bleue et blanche, se présente comme « une revue de poésie transatlantique… publiant des textes en anglais et en français : poèmes, traductions et textes critiques ». Les textes critiques sont ceux d’Ulrich Baer et d’Abigail Lang. Les textes n’apparaissent pas en version bilingue mais sont soit publiés dans leur langue originale, soit traduits. Ce méli-mélo transatlantique est un peu perplexifiant car on n’en discerne pas exactement la logique. Mais soit, imprévisible est l’océan.  

On trouve donc des poèmes (dans leur langue originale, l’anglais) de James Garwood-Cole, Nathan Kouri, Danielle LaFrance… d’autres écrits en anglais mais dans une version française… tandis que des textes poétiques français apparaissent en français (Lara Well) ou dans leur traduction en anglais (Sandra Moussempès). 

En tout cas, ce numéro fait prendre la mer et sentir dans ses embruns quelques talents assez vifs. Les plus revigorants sont ceux qui évitent les écueils de la pose narcissique (ah ! ces « je » envahissants) et ceux du bric-à-brac contemporain (ah ! cette accumulation d’objets, marques, pratiques, d’argot d’un XXIe siècle exhibitionniste et consommateur). La navigation est alors assez belle et en ligne peu droite, heureusement, car « la désorientation [en est] constitutive » (ainsi que le signalent, dans leur introduction, Clara Nizard, Léon Pradeau et Tancrède Rivière). Claude Grimal

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