Après Sorcières et Réinventer l’amour, Mona Chollet revient, avec Résister à la culpabilisation, à un sujet dense qui lui permet d’explorer, en plus des questions féministes, des champs de réflexion multiples et passionnants. Rares sont les auteurs qui rendent aussi bien qu’elle la stimulation et l’euphorie que l’on éprouve face à une pensée en train de se former.
Les introductions de Mona Chollet ressemblent à un rendez-vous avec une amie qu’on n’a pas vue depuis longtemps : elle y fait le point sur ce qui est nouveau dans sa vie, partage les observations récentes qu’elle a faites sur sa propre existence, son entourage ou l’actualité, et nous confie ce qui l’occupe le plus en cet instant. On est alors prêt à commander un autre verre et à l’écouter décortiquer le sujet en question sous toutes ses facettes.
Pour ce livre, le point de départ est un constat d’abord personnel : alors qu’elle a la possibilité pour la première fois de sa vie de se consacrer pleinement à l’écriture, l’autrice ressent un malaise. Au lieu de profiter de cette chance, elle attend qu’un malheur arrive. Elle se fabrique de l’adversité au lieu de se laisser aller au bonheur. Et à force d’écouter les voix qui peuplent son esprit, jugeant en permanence ses faits et gestes dans tous les domaines, elle a une grande propension à culpabiliser et à douter de son mérite.
Pour comprendre l’origine de cette tendance à l’autodestruction, qu’elle est loin d’être la seule à subir, elle va d’abord chercher du côté de la religion, berceau selon elle de la culpabilisation. Elle s’arrête plus spécialement sur la religion chrétienne : « l’Occident chrétien a été particulièrement hanté par une obsession pour la faute », écrit-elle. Sur ce point, le doute est permis, puisque en creusant un peu, ou ne serait-ce qu’en côtoyant intimement d’autres cultures religieuses, il n’est pas difficile de débusquer autant de ressorts de culpabilisation basés sur la punition. L’exemple chrétien est, quoi qu’il en soit, très parlant, en commençant par le péché originel dont Mona Chollet déroule l’historique, le faisant remonter à saint Augustin qui pensait que « le péché originel a si irrémédiablement corrompu l’être humain que celui-ci a perdu pour toujours la capacité à se gouverner lui-même ». Cette idée d’incapacité de l’être humain à se gouverner, ce sentiment de faute perpétuelle s’est propagé au-delà du religieux, et s’accommode par ailleurs très bien des dominants.
Le lien entre rapport de pouvoir et culpabilisation, au cœur de l’essai, est résumé en une phrase : « mieux vaut se sentir coupable plutôt qu’impuissant ». En d’autres termes, on préfère se dire qu’on a le pouvoir, mais qu’on en fait n’importe quoi, plutôt que de questionner des systèmes qui nous dépassent et nous écrasent. Les dominants, plus objectivement coupables, préfèrent eux aussi nous savoir sujets à la culpabilité individuelle ou à la culpabilisation des autres, plutôt que de nous voir réellement puissants et agissants contre leur domination. Illustrant son propos, Mona Chollet prend le cas – totalement au hasard ! – de la culpabilisation des femmes à qui l’on demande aujourd’hui, une fois la prise de conscience réalisée, d’avoir plus confiance en elles ou de se débarrasser du syndrome de l’imposteur… Ces impératifs seraient plus simples à exécuter, si on identifiait les causes des doutes qui pèsent sur les femmes, plus encore si on y remédiait. « Leur attitude reflète la façon dont le monde les traite […] si on veut qu’elles aient confiance en elles, il faut changer les conditions dans lesquelles elles évoluent. »
Les enfants sont eux aussi contraints à l’obéissance, assignés aux punitions, et parfois victimes de violences physiques, sans comprendre leur faute. Le plus frappant dans la partie que l’essayiste leur consacre, c’est la quantité de littérature qui encourage une sévérité extrême à leur égard, justifiée par différents facteurs, dont celui de la nécessité de les habituer à la frustration et de les préparer au monde cruel des adultes. Les parents bridés, eux-mêmes broyés par une réalité qui est certes violente, étouffent et brident leurs enfants à leur tour. Chacune de leur aspiration est vue comme un signe d’immaturité. Ce que l’on reproche aux enfants, en définitif, c’est de vouloir plus et mieux, sans se poser la question de la légitimité de ce désir. Il en va de même pour les revendications des ouvriers ou des salariés : « Face à des enfants ou à des employés, il ne s’agit donc toujours que de trouver une justification pseudo-scientifique à la répression d’aspirations légitimes. »
Si différentes situations sont propices à la culpabilisation, il y a un domaine où y échapper semble particulièrement difficile : la maternité. Dans la partie qu’elle dédie à cette question, ce que souhaite Mona Chollet c’est de « questionner le harcèlement et la mise sous surveillance sociale que les femmes subissent, dès l’annonce de leur grossesse, leur hyper-responsabilisation, la négation de leur dimension d’individu, le sacrifice sans limites qui est exigé d’elles, le présupposé selon lequel elles sont incompétentes et nuisibles pour leur enfant ». Les exemples d’injonctions contradictoires, de critiques virulentes émises par différentes personnes à l’encontre des mères, ne manquent pas en effet. En plus de témoignages édifiants de femmes que la maternité a plongées dans un abîme de doutes, l’autrice renvoie comme toujours – et c’est ce qui fait en en partie la force de ses livres – à d’autres références, comme L’école des bonnes mères, un roman dystopique de l’écrivaine Jessamine Chan dans lequel elle imagine un monde où des mères (fautives) sont enfermées dans une sorte de camp de redressement pour apprendre à être des mères parfaites.
Nous n’en sommes pas encore là, mais la pression exercée sur nous, ou celle que nous faisons peser sur nos propres épaules, peut avoir des conséquences réellement terribles dans un autre domaine abordé par Mona Chollet, celui du travail. On peut littéralement se tuer à la tâche, comme ce stagiaire allemand dans une banque à la City qui est mort après trois nuits blanches au travail. Même s’il donnait tout au travail, le jeune stagiaire n’avait pas échappé à la culpabilité. Quelques mois avant son décès, il avait écrit ce message repris dans le livre : « Au cours de l’année écoulée, j’ai appris que l’autosatisfaction équivalait à la stagnation. » Il ne lui serait pas venu à l’esprit de donner la priorité à sa santé physique ou mentale plutôt qu’à la performance. Des voix commencent pourtant à s’élever dans ce sens, notamment dans le milieu des athlètes. Simone Biles, citée dans l’essai, n’a pas hésité à revendiquer la nécessité de se préserver, au-delà de tout enjeu sportif ou national.
Si la pression est encore plus grande quand on fait un travail dans lequel des personnes dépendent de nous (comme dans les métiers de soin) ou un métier qui nous passionne, elle est décuplée lorsqu’il s’agit de vie militante. C’est à celle-ci que la dernière partie du livre est consacrée. Mona Chollet y revient sur son expérience personnelle : « De mon côté j’avais peur – comme c’est toujours le cas, désormais, dès que je sors de mon cercle intime – de dire quelque chose de stupide, de maladroit, d’ambigu, parce que j’étais censée être à la hauteur de ma réputation d’autrice féministe. » Cette crainte, elle la retrouve dans les yeux de jeunes femmes qui ont peur de commettre un impair « féministe » face à elle. Les milieux militants en général (antiraciste, écologiste, féministe…) ne sont pas exempts de jugements ou de violence à l’égard des personnes pas assez sensibilisées à leurs cause, ou des alliés « fautifs ». Cette partie, particulièrement intéressante, met le doigt sur des malentendus et des incompréhensions qui divisent la société, notamment en ce qui concerne la question de la radicalité –relative – des milieux militants. Mona Chollet décrit très bien cette atmosphère et tente d’expliquer. « Le cas par cas : voilà ce qui est passé à la trappe. Quand on est discriminé.e, victimes de préjugés, quand on défie un ordre social – l’ordre capitaliste, sexiste, raciste… – et qu’on en subit les conséquences, on a toutes les raisons d’être sur la défensive. On s’arc-boute d’autant plus sur ses principes, que le monde entier veut nous forcer à les abandonner. » Et elle poursuit : « Le danger est alors de se barricader dans des principes trop rigides, de les appliquer mécaniquement et de perdre de vue la variété, la complexité et la plasticité du réel ».
Sans délégitimer la colère, sans sous-estimer la justesse des causes défendues, elle estime que le militantisme peut être particulièrement destructeur si on le vit comme un sacrifice. Le militant peut croire qu’il a un pouvoir réel sur les choses et culpabilise de ne pas pouvoir assez influencer la marche du monde : « Le sentiment de devoir peut amener à se considérer comme personnellement responsable de tout ce qui va mal dans le monde, et à s’en vouloir quand on a l’impression de ne pas en faire assez. »
Ce sentiment peut être aggravé par le fait de se sentir (ou d’être effectivement) privilégié, ou par le simple fait d’être heureux. Or, s’autoflageller parce qu’on a des privilèges ou qu’on va bien, et accuser des personnes aussi impuissantes que soi de ne pas être assez concernées par les tragédies en cours, ne fait en rien avancer les choses, pire, cela détourne l’attention des institutions et des systèmes réellement dominants : « plusieurs forces se conjuguent pour produire cette hyper focalisation qui réduit l’action politique à la vertu individuelle ».
Individuellement justement, Mona Chollet se situe à la fois du côté des dominés : femme et en partie palestinienne par son grand-père, et de celui des dominants : considérée comme blanche, bourgeoise. Elle précise que cette double position – tout à fait commune – l’aide à rester vigilante. « Mon expérience de dominée m’interdit de sous-estimer mes capacités d’aveuglement en tant que dominante. » L’identification à ses origines palestiniennes est, écrit-elle, d’une « intensité inédite » depuis le début des attaques interminables d’Israël contre Gaza et qu’elle constate « l’ignorance, la condescendance, les préjugés, le racisme inconscient ou assumé, la complaisance, voire la franche approbation que manifestent beaucoup de mes concitoyen.nes français.es (heureusement pas tous, ni toutes, loin de là ) tandis que l’on assiste à la destruction d’un peuple, d’un monde et d’une culture auxquels je suis viscéralement attachée ».
Cette confidence arrive à la fin de l’essai et pourrait faire office d’expérience concrète de la théorie défendue par le livre : face à une situation aussi tragique et une ignorance aussi grande, peut-on échapper à la culpabilisation ? En étant l’une des rares personnalités publiques à s’exprimer librement sur la question palestinienne, notamment sur son blog La méridienne, Mona Chollet ne renonce pas pour autant au bonheur. Persuadée que la culpabilité est « un sentiment stérile qui ne produit rien de valable », elle parvient bel et bien à y résister.