À l’époque des documentaires, des romans réalistes et crus, Claudie Hunzinger nous propose avec Il neige sur le pianiste un conte, mais un conte à l’envers : la princesse y est vieille, et le prince endormi.
Mais son roman ne s’inspire pas que de La Belle au bois dormant. La neige y est présente, copieuse et duveteuse, durable, juste le temps qu’il faut, comme commandée aux cieux, aux dieux. Un renardeau y loge, qui s’en vient voir la narratrice, il est blessé, elle le soigne. L’un et l’autre se respectent et s’observent. La narratrice l’aime d’amour. Le renardeau ? On ne sait pas. En aucun cas la narratrice n’est une victime. Plutôt une fée maligne, qui noue et qui dénoue les fils de son histoire, qui fait la neige et le soleil, et qui attire dans sa tanière le voyageur pianiste.
L’enchantement ne s’exerce pas que sur le voyageur. Il s’étend au lecteur, bienheureux, bien au chaud, qui observe par la vitre la magie opérer et qui entend, écoute les sons venus de la forêt avec la narratrice. Car « si l’on en croit les astrophysiciens, le monde est totalement sonore. Le visible comme l’invisible, les tables et les chaises comme la poésie et la musique, tout y est ondes, tout y vibre et ondule, l’univers entier est jeu de vibrations, géométrie, symétrie, architecture et musique. Merveille des merveilles ».
Le voyageur pianiste arrive donc au château, je veux dire au chalet, amené là par un destin un peu aidé. D’abord la neige tombe en si grande quantité qu’elle se transforme en mur, en bloc infranchissable. De sorte que l’ogresse pourra le séquestrer. Parviendra-t-elle à le manger ? Et d’ailleurs le veut-elle ? C’est là tout le suspense de ce conte bien fait. Bien fait pour rire et pour ravir.
Position difficile, ambiguë : la narratrice-autrice est ennemie de la passion. « Non, je ne veux pas dans cette histoire aller du côté des femmes que la vieillesse a transformées en crapaudes sacrées, l’une en houppelande, l’autre à col roulé, du côté de la passion pour un homme beaucoup plus jeune. Ça ne me dit rien du tout, la passion, son emprise. » Pourtant, elle emprisonne celui qui est venu se perdre dans la neige à la porte de chez elle.

Mais de qui s’agit-il ? Du musicien ou du renard ? La narratrice joue sur le trouble. Le trouble qu’elle ressent, qu’elle nous fait partager et qui lui fait confondre. « Soudain, la merveille d’avoir sous mon toit une sorte d’animal fabuleux en lien direct avec l’univers des sons me revient, plus fort que tout le reste ». Jusqu’à la fin du livre, la confusion se maintiendra entre l’animal roux et l’homme de la musique. À l’un autant qu’à l’autre, la narratrice témoignera attention amoureuse et distance prudente.
En attendant, quand même, elle se plaira dans leur présence, elle en jouira par le regard. « Je l’ai attrapé, oh ! je l’ai attrapé. On est un peu vieille mais on s’en fout. » Elle est la Bête dans son château, elle n’est pas ravissante, mais, comme la bête dans le château, son « intérieur » est magnifique : elle est tendre et joueuse, profonde et inventive, prompte à s’émerveiller comme une enfant qu’elle est restée. Pas abimée. Pas atrophiée. Et pour autant pas décidée à s’écrouler dans la passion.
Son arme privilégiée ? Peut-être son humour. Au musicien embarrassé qui se plaint de devoir voyager de capitale en capitale, elle trouve « l’air soudain d’un demandeur d’asile » ! En outre, elle lui répond, non en paroles, en acte, elle lui donne l’occasion d’enfin prendre du temps, de se poser, de s’arrêter, en lui faisant rater son train. Grâce au Steinway garé, gardé au ciel de la maison et récemment accordé, le voyageur se plie, accepte, sans trop de mal, l’empêchement. La rusée magicienne a gagné.
C’est elle qui mène. Si elle conserve la tête froide c’est qu’elle sait rester libre : « J’ai toujours préféré mon indépendance. Exister seule. Rester un noyau. Une fille mouvance autonome. C’est ma bizarrerie. »
C’est aussi sa manière, bien à elle, de vivre sa féminitude. Sans coller aux canons féministes. De même qu’elle se refuse à cesser d’être libre, elle n’essaie pas vraiment de faire prisonnier l’autre. Le captiver sans le capturer. « Pourvu que je ne l’intéresse jamais. Qu’il ne s’attache pas à moi », écrit-elle du renard. À moins que ce ne soit du pianiste endormi au-dessus de sa tête ?
Son style, aussi, est libre, familier ou lyrique mais sans forfanterie, parce que soudain la vie est grave. Parlant du musicien : « Sa solitude semblait si grande que je n’arrivais plus à respirer, suspendue à son tremblement. » Ou de la ferme de son enfance : « Oberbreitenbach était un lieu à l’envers de la guerre, ou de l’autre côté ou au-dessus. On n’y est que d’y avoir toujours été. »
Pourrait-on dire de Claudie Hunzinger que c’est une dame de l’à côté, une dame de l’envers, à l’envers, à revers ? Capable de prier « les choses apparemment inanimées, un rocher, un crayon, ou alors vivantes comme la pluie, un épicéa, une fourmi, une colombe, je les prie de m’aider. Il arrive qu’elles m’aident ».
Nous nous mouvons, en la lisant, aux frontières du réel, dans le mi-vrai, le mi-rêvé. Nous nous mouvons surtout dans la ferveur : « Je suis amoureuse du monde. Vite amoureuse de tout ce qui se manifeste. J’appelle ça des épiphanies. Au fond je ne vis que pour ça, les épiphanies. Tout ce qui se montre. En ce moment je suis amoureuse d’un renard. Mais à sens unique heureusement. Ce serait étouffant à deux, n’est-ce pas ? […] il manquerait l’infini qu’offre le véritable amour ne demandant aucune réponse ».
Le livre s’achève également sur ce non-dénouement, sur l’infini qu’il offre, le pianiste s’éloigne, retourne à ses voyages, sans que la dame et lui en soient venus aux actes. « Peut-être, entre nous, par-dessus tout, est-ce la distance que je préfère ? » Ce qui donnerait lieu à une prolongation, une nouvelle rencontre avec le musicien que le lecteur espère, lui aussi captivé par l’étonnante ordonnatrice de ce récit profond et drôle, à l’abri des terreurs qui nous cernent.