C’est peu de dire qu’en republiant simultanément Le corps d’exception du philosophe Sidi Mohammed Barkat (initialement paru en 2005) et Les frontières de l’« identité nationale » du sociologue Abdellali Hajjat (publié à La Découverte en 2012), les éditions Amsterdam font œuvre civique. De manière complémentaire, ces deux livres proposent en effet une généalogie critique des représentations de l’étranger en France qui jette une lumière crue sur ce qu’en paraphrasant Hajjat on pourrait appeler l’invention de l’évidence.
À l’évidence, donc, l’étranger est radicalement autre. Aussi est-il, comme indigène d’abord, comme immigré ensuite (puisqu’il s’agit en l’occurrence de cette catégorie d’étrangers, on l’aura compris), réputé inassimilable à la nation française. L’État peut certes lui permettre de satisfaire son désir d’assimilation s’il l’exprime, mais il devra alors affronter la suspicion de ses agents, et, s’il parvient à la surmonter, prouver qu’en promettant de se soumettre au contrôle diffus de la société il se soumet au passage à celui de l’institution.
Bien que son origine semble souvent trop lointaine pour être encore déterminante aujourd’hui, la raison n’en est pas moins elle-même évidente : l’indigène doit se soumettre parce qu’il a été soumis, comme l’immigré doit le faire à son tour parce que ses ancêtres l’ont été avant lui. Au principe de la conquête coloniale succèdent les logiques de domination postcoloniale, mais sans perte, celles-ci demeurant toujours imprégnées de cet esprit de conquête qui s’est si peu dissipé que, même parmi ceux qui viennent en aide aux étrangers, il s’en trouve certains pour le faire comme on marquait autrefois sa sympathie et son respect pour le vaincu, en sorte que si celui-ci en vient, d’une manière ou d’une autre, à refuser d’être regardé de si haut, son attitude apparaît en ce cas quelque peu déplacée, comme l’était celle des indigènes auxquels il fallait constamment rappeler leur véritable place au sein de la hiérarchie coloniale et raciale de l’époque.
Lorsqu’au XVIIIe siècle le terme d’assimilation se sécularise, abandonnant son sens d’union mystique pour acquérir celui d’inclusion sociale, Hajjat repère dans la litanie de règlements restreignant le choix des Noirs antillais en matière de métiers, de mœurs, d’habillement ou de patronymes le symptôme de cette « grande peur des Blancs des Antilles [qui] porte un nom : “assimilation” ». C’est alors, observe le sociologue, que « toute une série d’activités sociales, a priori anodines, deviennent des enjeux politiques fondamentaux ». Qu’ils le deviennent et le demeurent, puisqu’ils se compliquent au tournant du siècle de la théorie de la « guerre des races », que l’assimilation permette de l’apaiser ou qu’elle l’exacerbe au contraire, avant de s’enter à partir des années 1880 sur le « “problème” de l’immigration » ; sans rien perdre, là non plus, de sa rhétorique guerrière.
Ce processus socio-historique que Hajjat analyse dans une perspective parallèle à celle de Norbert Elias dans La civilisation des mœurs informe ce qu’il désigne d’abord comme le « sens commun de la bureaucratie impériale », lequel, selon l’inébranlable principe de la continuité administrative, informe le « sens commun bureaucratique » des républiques successives jusqu’à conformer un « inconscient administratif, qui est aussi un inconscient national ». Comme Hajjat a pu le vérifier lors de ses enquêtes de terrain menées au mitan des années 2000, celui-ci surdétermine aussi bien les représentations politiques ayant cours au sein des ministères que celles des agents relégués, dans les préfectures, aux différents bureaux de la naturalisation, lesquels étaient par exemple incités à demander à des femmes portant le hijab de se dévoiler pendant l’entretien d’évaluation, ou bien de venir tête nue à la cérémonie de remise du certificat de nationalité française. Si Hajjat analyse finement le malaise que cette injonction a pu susciter chez la plupart des agents, on regrette cependant qu’il ne fasse pas entendre celui des femmes ainsi maltraitées par l’institution et ses représentants.
Or, comme le rappelle la sociologue Kaoutar Harchi dans sa présentation de la nouvelle édition du Corps d’exception de Barkat, « le corps colonisé n’est pas tant puni en tant que corps dominé mais en tant que corps libre ». Sur ce point aussi, intimer à des femmes musulmanes qu’elles se dévoilent en public résulte de cette évidence inventée selon laquelle le voile ne saurait être autre chose pour elles qu’une marque de soumission que viendrait lever l’acte de soumission envers l’autorité administrative qu’on attend d’elle ; comme si l’émancipation républicaine ne consistait qu’à répudier son allégeance envers un « passé » religieux pour se rendre lige d’un présent prétendument laïque.
Mais l’éclairage que projettent Hajjat et Barkat dans leurs livres respectifs sur la situation actuelle ne serait pas aussi puissant s’il n’en reflétait que les aspects les plus récents. Envisagés historiquement, le pervertissement de la notion de laïcité et l’instrumentalisation du discours féministe s’avèrent n’être en effet que des moyens d’entretenir des évidences inventées de longue date quoique inscrites dans la loi à des dates précises. Si celle sur la nationalité du 10 août 1927 entérine le critère d’assimilation aux yeux de Hajjat qui en fait un moment pivot, c’est du sénatus-consulte du 14 juillet 1865 que dérive, pour Barkat, « l’idée selon laquelle les institutions du colonisé (notamment le “droit musulman”) sont au fondement de son incapacité à la sociabilité ou de son immoralité », et, par extension, du caractère inassimilable de celles et ceux qui ont été socialisés dans ce cadre.
C’est sur ce « texte princeps », affirme le philosophe, que, sous la IIIe République, « viendra s’édifier par la suite l’ensemble du dispositif juridique et administratif concernant le colonisé ». En consacrant « formellement la catégorie d’indigène comme catégorie juridico-politique symétriquement opposée à celle de citoyen », observe Barkat, ce décret pose « une catégorie d’individus constituant la nation proprement dite » en lui opposant « une sous-catégorie appartenant bien à la nation, mais d’une manière négative, comme une partie non accomplie. La caractéristique essentielle de cette appartenance, ajoute l’auteur, réside dans le fait qu’elle est placée en situation de devoir pleinement s’accomplir sans jamais pouvoir le faire ». Autrement dit, en obéissant à cette logique antagoniste, la loi et l’administration de cette loi font un peu plus que nourrir des exigences contradictoires envers l’étranger : ils le mettent en demeure de se maintenir en sursis perpétuel.
La victoire peut bien mettre un terme à la guerre, écrit en substance François Guizot en 1861 dans un texte éloquent que cite Hajjat, pour autant, ajoutait l’historien et politicien dans une veine typiquement machiavélienne, la conquête dont elle résulte « ne se légitime et ne s’établit irrévocablement que par l’assimilation des peuples ». Cela dit, le conquérant souhaite-t-il sincèrement que le vaincu puisse aussi facilement s’assimiler au vainqueur une fois passé le temps de la victoire ? Et pourra-t-il cesser un jour de redouter d’être conquis à son tour ?
Cette crainte expliquerait alors que le doute inhérent à l’assimilation au moment de la conquête ait été institué en suspicion systématique une fois cette conquête supposément achevée, quitte à tordre non moins systématiquement le droit à cette fin. De même, les conditions socio-historiques et socio-juridiques d’élaboration et de légitimation de cette crainte expliqueraient, quant à elles, qu’elle perdure, en vertu de cet effet d’hystérèse que les sociologues connaissent bien, et qui fait que, même quand il n’y a plus rien à craindre – et peut-être alors surtout – parce qu’il n’est plus question de conquête et presque plus de colonisation, cette crainte s’étend au lieu de s’éteindre, devient fantasmatique, puisque son objet a disparu, jusqu’à toucher ce point où elle se mue en peur – en peur panique.