C’est un livre qui emporte comme un atlas, couleurs enchantées et noms impossibles, images rêvées et promesses de départs. L’homme en mouvement, de l’écrivain et journaliste Patrick Straumann, est un tourbillon d’espaces, à la recherche d’une vie, celle de Paul Reichstein, né à Kiev, dans une famille juive, en 1905, mort à la fin du XXe siècle à Alameda, Californie, enterré à Zurich, « dans le carré des anonymes ».
Le héros de ce court et dense récit est le grand-oncle de l’auteur. C’est une enquête familiale sur un homme qui n’a cessé de courir, de traverser les frontières, de s’échapper, sans rien laisser, ou presque, sur son passage : « Aujourd’hui, plus personne ne se souvient de Paul ; aucune trace de son existence ne subsiste, ni de ses projets, ni de ses échecs ». Le texte de Patrick Straumann tend parfois à la poésie, fixer des vertiges, capturer le vent.
Il y a ces énumérations de lieux traversés par le héros qui transportent le lecteur vers un ailleurs en déplacement perpétuel, le détroit de Gibraltar et la baie de Gênes, Zanzibar et Sverdlovsk, Saïgon et Samarcande, Melbourne et le désert d’Atacama, Calcutta et la Suisse, port d’attache paradoxal d’un voyageur comparé au « juif errant », ou encore à un personnage de Chagall en apesanteur, « flottant dans les airs ».
Paul Reichstein a eu trois nationalités, suisse, russe, américaine. Il grandit en Suisse, à Zurich, où sa famille a déménagé juste après sa naissance. Au cours de sa vie, il « avait réussi à apprendre une demi-douzaine de langues, dont l’espagnol et l’italien, ainsi que le russe et le japonais, qu’il parlait couramment ». Son frère, Tadeusz, surnommé Tzadik, a reçu le prix Nobel de médecine en 1950. Leur correspondance, archivée en Suisse, fait partie des rares cailloux laissés sur les chemins épars de la vie de Paul.
En Union soviétique, où il travaille à l’usine au début des années 1930, il tombe amoureux d’une « jeune ouvrière du service du matin ». Elle s’appelle Tella, « a vingt ans et vient d’un village enneigé du sud-est des contreforts de l’Oural ». Ils auront un enfant qui naîtra en 1934, une année après l’accession de Hitler au pouvoir. Ils décident de l’appeler Adolphe, « et les raisons de ce choix resteront leur secret ». Leur enfant changera de nom, pour devenir Joury Dymov. Les recherches menées par l’auteur n’ont pas permis de le retrouver. Dans ses vieux jours, Paul Reichstein, devenu Ritchie, investira, sans succès, dans l’immobilier, le statique, en Alaska, « dans la périphérie d’Anchorage », ou encore au Japon, « Yamashita-Cho, 53, Yokohama ».
Au-delà d’un passionnant « édifice biographique aux lignes erratiques », L’homme en mouvement est une traversée du XXe siècle, de ses catastrophes, de sa vitesse, de ses destins perdus. Paul est en Russie quand Staline transforme l’utopie en enfer totalitaire. Puis vient Munich en 1938, « le naufrage de la diplomatie », la guerre, l’antisémitisme devenu politique continentale. « La vie est sauve, mais on vit un présent suspendu et voit l’horizon se rétrécir ». L’homme infini se heurte au rétrécissement du monde. En 1943, il s’engage dans l’armée américaine. « Dans le doute, il valait mieux partir que rester. » Comme une réminiscence du « Voyage » de Baudelaire : « Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; / Pars, s’il le faut ». Aux États-Unis, il est convoqué par les tribunaux maccarthystes qui se méfient de cet homme au destin fuyant, passé par l’Union soviétique. En juin 1960, il est brièvement arrêté à Odessa. On ne saura sans doute jamais pourquoi. Peut-être était-il un espion au cœur de la guerre froide ? L’auteur le reconnaît, certains pans de la vie de son grand-oncle ne peuvent avoir d’autres récits que le silence : « pendant les cinq années suivantes, je le perds à nouveau de vue ».
Le texte est entrecoupé d’images, discrètes archives parsemées le long du récit. Ce sont parfois des cartes postales, envoyées par Paul d’un coin du monde. Des illustrations sans légende, silencieuses : « les images sont vides comme s’il n’avait jamais voulu habiter dans leur flux, mais au contraire désiré disparaître dans leurs marges ». L’impression d’une suite aux Cartes postales du poète Henry Jean-Marie Levet, et ses instantanés de lieux traversés de mélancolie, La Plata et Nagasaki, Nice et Port-Saïd.
À quatorze ans, Paul avait volé une paire de jumelles. L’affaire avait fait scandale. Sur une photographie reproduite à la fin du livre, un homme d’une cinquantaine d’années apparaît, habillé à l’américaine, casquette et blouson. Derrière lui, ce qui ressemble à la mer. Son regard se perd dans une diagonale, loin de l’objectif. Entre ses mains, une paire de jumelles, le fil d’une vie.
Une citation de Jack Kerouac en épigraphe du livre, « Toute vie est un pays étranger », indique une ascendance littéraire, celle de la route ou de la mer, du mouvement permanent, d’Hemingway et de Conrad, lui aussi né dans l’ancien Empire russe, dans les environs de Kiev. Lors d’une escale aux Açores, Patrick Straumann évoque Antonio Tabucchi, celui de la Femme de Porto Pim et autres histoires, hommage au Moby Dick de Melville, à l’océan des possibles. C’est également Panaït Istrati qui pourrait être ici convoqué, parti de son Danube natal à l’aventure du monde. Mais, contrairement à ces auteurs, Paul Reichstein n’a rien laissé de ses voyages. Il n’a pas écrit sa vie vagabonde : « il n’a jamais vécu l’œil rivé sur le passé ou l’avenir et il est peu probable qu’il ait pu éprouver le moindre désir de laisser une trace ». C’est la force presque magique de ce livre-enquête : nous faire découvrir une vie radicalement romanesque qui ne s’est pourtant jamais pensée comme telle.