Le banquet des mortes

Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres raconte une saga familiale du point de vue des mortes qui s’apprêtent à accueillir dans l’au-delà la dernière habitante d’un mas perdu de la Catalogne profonde. Avec ce roman savant, nourri de folklore catalan, Irene Solà s’essaie à une autre forme de littérature paysanne, entre tradition médiévale et libre jeu des codes et des techniques du réalisme magique.

Irene Solà | Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres. Trad. du catalan par Edmond Raillard. Seuil, 186 p., 21 €

Au mas Clavell, une vieille maison de famille, Bernadeta vit ses dernières heures, entourée, sans le savoir, de toutes les mortes de la famille qui lui préparent un banquet de bienvenue. Au rythme des plats qui mijotent, on découvre l’extraordinaire histoire de cette lignée de femmes issue d’un pacte avec le diable. Sans doute les pages les plus savoureuses du roman sont-elles celles où l’on entend ces femmes dites vieilles, laides et mortes se chamailler, se raconter des histoires, critiquer les vivants et inventer des périphrases farfelues pour décrire des choses, comme les smartphones ou le yoga, qu’elles ne savent pas nommer : c’est précisément dans les interstices des mondes des vivants et des morts que le talent narratif d’Irene Solà se déploie le mieux.

Elle prolonge ainsi Je chante et la montagne danse, dont la structure reposait sur la multiplication des points de vue et qui donnait la voix non seulement aux personnages humains, mais aussi à des entités non humaines comme les animaux, la foudre, la montagne et les mystérieuses femmes d’eau. Corollaire en littérature des approches de l’ontologie chez Philippe Descola ou Donna Haraway, cette écriture de la relation que travaille Irene Solà est une magnifique extension du domaine de la fiction. Cependant, le perspectivisme qui caractérisait son dernier roman disparaît dans celui-ci, au profit d’une simplification des points de vue et d’une plus grande attention portée aux liens qui unissent ces femmes du mas Clavell, par-delà la frontière ténue de la mort. 

C’est précisément dans la continuité physique et sensorielle de leurs mondes que les morts et les vivants d’Irene Solà ressemblent beaucoup à ceux du célèbre Pedro Páramo de Juan Rulfo (1955). Irene Solà le cite en exergue de son troisième chapitre, ce qui invite à lire certains aspects de son livre comme un jeu avec les thèmes, les structures et les techniques du réalisme magique qu’elle élabore à sa convenance. Bien que le traitement des morts et des vivants soit similaire à celui de Rulfo, elle fait l’exact inverse de ce que propose l’auteur mexicain en ancrant sa narration du côté des mortes et non des vivants. Autre exemple, le mas Clavell, lieu unique où naissent, vivent et meurent les cinq générations de cette famille, n’est pas sans rappeler la maison des Buendía de Cent ans de solitude ou les deux manoirs dans lesquels Isabel Allende situe l’intrigue de La maison aux esprits.

Irene Solà, Je t’ai donné les yeux et tu as regardé les ténèbres
Mas Clavell (Vallferosa, Catalogne) © CC-BY-SA-2.0/Angela Llop/Flickr

Difficile de ne pas rapprocher le roman d’Irene Solà de celui d’Allende, car les deux présentent une saga familiale centrée sur des personnages féminins de plusieurs générations et introduisent des évènements fantastiques dans des récits omniscients qui ne s’en étonnent pas. Les deux livres fonctionnent également avec des structures temporelles altérées. Dans le cas d’Allende la narratrice et les personnages cassent la linéarité du temps en anticipant, par des prémonitions, les évènements à venir. Chez Solà, en revanche, ce sont les temps de l’Histoire et du récit qui ne concordent pas. De Joana, la matriarche, à Bernadeta, qui meurt aujourd’hui, ne s’écoulent que quatre générations. Pourtant, le roman condense plus de quatre siècles d’histoire, puisqu’on voit défiler des personnages comme Bernadí, chasseur de loups qui ne connaît pas les armes à poudre, Francesc, un bandoler de l’époque des bandits de grand chemin, des soldats des guerres carlistes, des déserteurs de la guerre civile et des ouvriers de l’époque où Franco fait construire des barrages hydrauliques à tout-va. Cependant, aucun de ces contextes historiques n’est abordé depuis le réalisme. C’est là l’une des différences majeures avec le roman d’Allende, qui présente de manière presque journalistique le contexte historique et politique chilien menant au coup d’État de 1973. Dans le roman d’Irene Solà, les soubresauts de l’Histoire ne parviennent que comme un lointain écho au mas Clavell puisque ce sont les personnages masculins qui sont aux prises avec le monde extérieur et qu’ils finissent généralement par quitter la maison, et donc aussi le récit. 

Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres parle donc de maternité, de filiation, de sororité et de toutes les relations, y compris sexuelles et amoureuses, que des femmes peuvent entretenir sous un même toit. Joana est la mère de Margarida, qui est la sœur d’Esperança et de Blanca. Celle-ci est la mère d’Angela, qui est la mère de Bernadeta, mère de Dolça, grand-mère de Marta, qui est à son tour la mère d’Alexandra. Blanca est également l’amie, l’amante et l’amoureuse d’Elisabet, qui fut enlevée puis répudiée par le mari de sa sœur Margarida. Ces deux amantes accouchent en même temps, donnant naissance à deux enfants qui s’aiment depuis leur naissance et qui finiront par s’épouser. Cela dit, au-delà de la question des relations, le récit aborde celle de la transmission, et notamment de la transmission de la malédiction de famille. Le cœur du roman, c’est ce pacte avec le diable qui tourne au jeu à somme nulle : désespérée, Joana demande au diable d’exaucer son vœu d’épouser un homme entier. Mais comme elle découvre qu’il manque à son mari le petit orteil du pied gauche, Joana refuse de donner son âme au diable lorsqu’il revient la lui demander. Le Malin maudit alors toute sa progéniture et chaque descendant naîtra dépourvu de quelque chose : Blanca n’a pas de langue, il manque un bout de cœur à Margarida, une oreille à Esteve, Angela ne ressent pas la douleur… 

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

L’histoire est tirée de « L’hostal de la lletja » qu’on peut lire dans Montseny. Històries i llegendes, de Xavier Roviró i Alemany (2017). Irene Solà en a fait son récit-cadre pour bien d’autres contes et légendes populaires rapportés sous la forme de récits enchâssés. Pour écrire ce roman, elle plonge donc dans la lecture des folkloristes catalans d’hier et d’aujourd’hui, épluche les livres de cuisine traditionnelle, relève l’évolution de la figure du diable en Catalogne au cours des siècles, lit l’histoire des bandolers et de la région des Guilleries. Ce travail de recherche, que Solà restitue lorsqu’elle explicite toutes ses références, débouche sur un roman savant, maîtrisé et équilibré. D’ailleurs, sa forme est beaucoup plus aboutie et close que celle des deux premiers livres. de l’autrice. Nous voici devant un roman conçu sur une unité de lieu (le mas Clavell), de temps (une journée) et d’action (la mort de Bernadeta), porté par un narrateur omniscient et avec une division par chapitres très classique. Et pourtant, il manque quelque chose à ce roman, comme si la malédiction qui pèse sur les personnages avait déteint sur le livre… 

"
Pourtant, c’est l’une des réussites de ce livre que d’inventer ce catalan qui réactive quatre siècles de langue vernaculaire.

Lui manque-t-il une intrigue faisant plus de place à la psychologie des personnages et à un conflit interne les poussant à dépasser leur condition initiale et à entrer en conflit ou à s’allier avec leur adversaire ? En même temps, l’intelligence du livre consiste à reprendre à son compte les modes traditionnels de conter les légendes pour en faire une alternative aux techniques narratives contemporaines, quitte à sacrifier le suspense. Est-ce un problème de style, alors ? Il est vrai que, dans ce roman plus que jamais, Irene Solà laisse libre cours à sa passion pour l’archéologie des mots rares et archaïques et qu’elle charge si généreusement ce trésor qu’il risque parfois de tomber des mains du lecteur. Pourtant, c’est l’une des réussites de ce livre que d’inventer ce catalan qui réactive quatre siècles de langue vernaculaire. Cet effet d’étrangeté que ressent aussi le lecteur catalan devant la combinaison de mots vivants et de mots morts a été magnifiquement rendu par le traducteur, qui a dû pourtant s’avouer vaincu et laisser en italique des mots comme la sosenga ou le mirraust – préparations culinaires qui n’ont jamais eu d’équivalent en France et qu’on avait oubliées depuis longtemps en Catalogne.

C’est peut-être la légèreté des deux romans qui le précédent qui manque à celui-ci. Dans Els dics, un magnifique recueil de nouvelles situées dans un village de la Catalogne intérieure d’aujourd’hui, Irene Solà essayait des genres littéraires distincts, du naturalisme à la science-fiction en passant par le thriller et le roman à l’eau de rose. Je chante et la montagne danse, qui a bouleversé la littérature contemporaine catalane, était une histoire d’amours et de morts racontée depuis les êtres qui vivent dans les montagnes sacrées des Pyrénées et du Montseny. Irene Solà y construisait, à l’image de ce que souhaite l’un de ses personnages, une littérature paysanne qui est extrêmement jouissive, en partie parce qu’elle évite la lourdeur des traditions et du patrimoine.