Le « Questionnaire de Bolaño » : Eduardo Berti

Régulièrement, En attendant Nadeau interroge un écrivain par le biais du « Questionnaire de Bolaño », créé par Emmanuel Bouju, à partir du dernier entretien du grand écrivain chilien donné à Playboy. Aujourd’hui, c’est l’écrivain argentin Eduardo Berti qui s’y risque.


Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Le mot « mot ». 

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ? 

C’est que l’écrivain n’existe pas sans les mots, même s’il rêve de les trahir, de les réinventer ou de les détourner, tandis que les mots se débrouillent assez bien sans l’écrivain.

Qu’est-ce que la littérature française ?

Une sorte de pléonasme. Presque comme le sumo japonais ou le tango argentin.

Marcel Proust, Claude Simon ou Annie Ernaux ?

Marcel Proust et tous ceux qui n’ont pas gagné le Nobel : Nabokov, Borges, Woolf, Joyce, Duras, Calvino, Tsvetaïeva, Tanizaki, Cortázar, Perec, Dinesen, Gombrowicz, Katherine Mansfield… La liste donne envie de ne jamais être nobélisé.

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Kafka, sans doute. Mais on peut le lire en écoutant Kae Tempest.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Steely Dan, Adi Oasis et Kendrick Lamar. Cela dit, j’aime bien Godspeed You! Black Emperor.

Quel est le meilleur roman de Victor Hugo ?

Ses tables tournantes.

Si vous l’aviez connue, qu’auriez-vous dit à Marguerite Duras ?

« Vous êtes un rare cas d’artiste qui a réussi à faire de très bons romans et de très bons films, merci. »

Et au général de Gaulle ?

« Je me demande si vous voteriez d’ici soixante ans pour des gens qui se disent gaullistes. »

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?

Une fois, à Montevideo. Je venais d’arriver dans la ville à la recherche de quelques jours de repos et de bonheur, j’ai eu la mauvaise idée d’acheter le journal et, une fois installé dans un café, j’ai ouvert les pages culture sans soupçonner qu’on y assassinait, d’un seul coup, mon premier roman et mon week-end idéal.

Une présence idéale, d'Eduardo Berti : 55 récits d'hôpital
Eduardo Berti © Dorothée Billard

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? le froid jusque dans la moelle des os ? la chaleur qui coupe le souffle ?

J’ai ressenti la chaleur dans la moelle des os, la faim qui coupe le souffle et un froid féroce. C’est presque la même chose, mais je préfère comme ça.

Avez-vous déjà volé un livre qui, à la lecture, ne vous a pas plu ? Qu’en avez-vous fait ?

Je l’ai gardé et, depuis, je ne vole que des livres dont je crois qu’ils vont me plaire. Je fais la même chose avec les bouquins que j’emporte pour un long voyage en avion (long vol de plus cinq ou six heures) : lire avant quelques pages, tester, sentir la température avant de se jeter à l’eau…

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Jamais. Ma modeste traversée du désert s’est limitée à une balade à pied au cœur de la Patagonie. Et, d’une manière plus métaphorique, à la lecture décevante de quelques œuvres « majeures » et « obligatoires ».

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Avez-vous déjà vu des poissons multicolores dans l’eau ?

Plus d’une fois. J’adore la mer, j’aime nager, j’ai eu aussi le plaisir de nager à côté d’un dauphin. J’étais assez inquiet, lui encore plus. 

Avez-vous déjà gravé quelque nom ou message sur un tronc d’arbre ou un mur ?

On avait une radio pirate à Buenos Aires, avec des copains de jeunesse. Nous taguions de temps en temps, pour faire de la promo, le nom de notre radio : « El bulo de Merlín », une contrepèterie. « La garçonnière de Merlin » au lieu du « mur de Berlin ».

De quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?

De la peur comme en sourdine pendant la dictature militaire. De la télé en noir et blanc. De la voix de mon père et des yeux de ma mère comme si cela faisait partie d’une seule personne. De la première fille qui m’a fait rougir. Et aussi de la bibliothèque de mes deux tantes, sœurs de ma mère et enseignantes en littérature. Elles étaient célibataires et vivaient ensemble. À vrai dire, chacune avait sa bibliothèque et ainsi quelques livres étaient en double.

Collectionnez-vous les boules à neige ?

Je ne suis pas un collectionneur d’objets… ni un bibliophile qui aimerait les premières éditions et des trucs semblables. En revanche, je suis un lecteur-collectionneur : j’aime repérer des choses spécifiques dans les livres et ainsi construire des listes ou des catalogues ; par exemple, un inventaire d’inventions issues de la fiction ou une collection de questions trouvées dans mes lectures.

Quelle est votre équipe de football favorite ? (Si vous n’en avez pas, vous pouvez répondre à la question de votre choix.)

Historiquement, une petite équipe argentine : Banfield. Je l’ai choisie à l’âge de sept ans voyant que tous mes camarades d’école supportaient les quatre ou cinq mêmes équipes. J’ai regardé qui était le dernier du classement et c’était Banfield. Beaucoup plus tard, ma fascination pour le talent de Messi m’a fait aussi supporteur du Barcelone. Cela a compensé des années et des années de défaites.

À quels personnages de l’histoire universelle auriez-vous aimé ressembler ?

J’aurais bien aimé une vie proche de celle de Marco Polo, de Beryl Markham, de Juan Manuel Fangio. J’aurais bien aimé avoir le courage des Madres de Plaza de Mayo pendant la dictature de Videla et Galtieri. J’aurais bien aimé regarder le monde, pendant un jour au moins, à travers les yeux et la « teste » de Paul Valéry. J’aurais bien aimé être Lennon ou McCartney pour quelques minutes, surtout au moment où ils écrivaient ou enregistraient une chanson des Beatles.

Eduardo Berti
Madres de Plaza de Mayo (1982) © CC BY-SA 3.0/Archivo Hasenberg-Quaretti/WikiCommons

Avez-vous beaucoup souffert par amour ? par haine ?

Par amour, spécialement dans ma jeunesse. Or, quand cela a été trop, mais vraiment trop mélodramatique, j’ai finalement cru comprendre que ce n’était pas proportionnel à mon affection, mais lié à d’autres sentiments, plutôt narcissiques.

Les listes de vente de vos livres sont-elles pour vous un objet de préoccupation ? (Si oui, pourquoi ?)

J’y fais très peu attention. C’est une espèce de résignation.

Vous arrive-t-il de penser à vos lecteurs ? En quels termes, par exemple ?

Je pense toujours que le lecteur est plus intelligent que moi. Je pense au lecteur comme à un camarade de jeu qui possèderait le très rare talent d’être coéquipier et adversaire à la fois. Et je n’oublie pas, comme le disait Carlos Fuentes, que « le lecteur connait le futur ».

De tout ce que vos lecteurs vous ont dit, qu’est-ce qui vous a le plus touché ? Qu’est-ce qui vous a le plus énervé ?

Cela me touche quand ils sont touchés. Cela m’énerve quand tout ce qu’ils veulent savoir, c’est quelle part est vraie ou autobiographique et quelle part est « inventée », car moi-même, parfois, je ne le sais plus. J’explique alors que je me sers de ma vie pour écrire des livres (fiction), et que je ne me sers pas des livres pour raconter ma vie (non-fiction)

Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?

L’excès de « small talk », comme disent les Anglais. L’opéra et le golf, sauf quelques exceptions (surtout dans le cas de l’opéra).

Écrivez-vous à la main ou seulement sur ordinateur ?

Les premières versions, généralement à la main. L’ordinateur ensuite, comme une espèce de salle de montage.

En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?

Avec les personnes que j’aime et qui m’aiment. Cela dit : si l’au-delà existe vraiment et que ce n’est pas un enfer, je serai déjà très satisfait (et assez surpris).

Avez-vous cru, à un moment ou à un autre, verser dans la folie ?

Non, et je touche du bois.

Qu’est-ce qui vous fait encore pleurer ?

La musique, quelques films, quelques poèmes. La beauté fragile, l’injustice. La mort ou la souffrance des personnes aimées. Enfin, la sensation du temps qui passe et de la vie qui s’écoule entre les doigts.

N’enlèveriez-vous pas quelques pages à La recherche du temps perdu ?

Existe-t-il un livre dont on ne voudrait ni ne pourrait enlever quelques pages, quelques paragraphes, quelques phrases ? Je ne l’ai pas encore trouvé.

Que dites-vous de ceux qui pensent que Houellebecq est le grand auteur de notre temps ?

Que leur idée de « notre temps » risque d’être curieuse. Ou, en tout cas, bien différente de la mienne.

De qui suivez-vous le plus les conseils quand il s’agit d’écrire ?

J’allais dire de ma main gauche (je suis droitier), mais c’est facile et c’est, surtout, une métonymie évidente : je suis les conseils de tout mon corps. Y compris une sorte de lecteur idéal qui loge dans mon cerveau, et qui regarde mon travail avec une grande dose de commisération.

Quel est l’écrivain francophone que vous admirez le plus profondément ? Et non francophone ?

Impossible de me limiter à un écrivain… Flaubert et Romain Gary, je pourrais dire aujourd’hui, mais peut-être pas la semaine prochaine. Encore plus difficile de choisir un seul nom non francophone. D’habitude, je profite des questions de ce genre pour évoquer quelques auteurs un peu moins connus : la Japonaise Sei Shonagon, le Hongrois Dezső Kosztolányi, le Roumain Mihail Sebastian, l’Espagnol Ramón Gómez de la Serna, l’Italo-Argentin J. R. Wilcock, les Américains John Fante, Stephen Dixon ou Cynthia Ozick…

Peut-on sauver le monde ? (Si oui, pourquoi ?)

On doit sauver le monde. Parce que nous avons emprunté le monde à notre progéniture, aux générations futures, et que nous ne pouvons pas le leur rendre en miettes. Alors on doit le sauver, mais… est-ce qu’on peut le faire ?

Avez-vous confiance ? en quoi, en qui ?

J’essaie de continuer à faire confiance à mes intuitions personnelles et à l’être humain en général. Mes intuitions me disent que la deuxième chose est compliquée.

Qu’évoque pour vous le mot « posthume » (posthumus) ?

Une méthode de « nouvelle cuisine » pour préparer le houmous. Car c’est bien cela, n’est-ce pas ?

Qu’est-ce que vous auriez aimé être au lieu d’écrivain ?

Joueur de foot, musicien, monteur de cinéma. N’importe quoi sauf politicien.

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