Le torchon brûle

Voici un roman, le deuxième de son autrice, qui déjoue les conventions des récits de meurtres commis par des domestiques sur la famille de leurs patrons. Innocentant sa narratrice, Alia Trabucco Zerán pointe la criminalité de tout un système social, économique et politique. Certes, c’est celui du Chili néolibéral né de la dictature militaire de Pinochet ; mais c’est aussi celui de la plupart des pays latino-américains, voire de tant d’autres où le travail des domestiques reste le plus souvent informel.  

Alia Trabucco Zerán | Propre. Trad. de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet. Robert Laffont, coll. « Pavillons », 272 p., 20,90 €

Muette, soumise, le cœur simple, la bonne ? Muette, soumise, apeurée, la suspecte ? Eh bien, non, clame Estela García, qui prend d’emblée la parole pour ne la lâcher qu’une fois son histoire achevée. Il y va de sa liberté, rien de moins, qu’elle négocie avec son auditoire – muet, circonspect, lui – en échange de son récit qui, témoignage ou déposition, ne tourne jamais au plaidoyer car, malgré les apparences, de quoi diable est-elle coupable ? 

Isolée dans une salle d’interrogatoire, Estela García n’a d’autre recours que sa parole face à ceux qui l’observent et l’écoutent dans le confortable anonymat que leur procure un miroir sans tain ; la narratrice de Propre, saisit-on aussitôt, n’a d’autre arme que son récit pour briser celui du livre qui la piège telle une chambre de Gesell et pour voir sa parole courir le monde des lectrices et des lecteurs. Nous sommes pris à témoin, condamnés à écouter Estela, tandis que nos attentes ou nos hypothèses se voient démasquées, données pour ce qu’elles risquent fort d’être : des préjugés de classe. Nous voilà piégés de mille façons par le dispositif que met en place le roman d’Alia Trabucco Zerán, jouant du double ressort de la fiction et de la métafiction.

Non sans malice, Estela annonce d’emblée que « la fillette est morte », leurrant son auditoire immédiat et invisible tout autant que nous, les lectrices et les lecteurs de Propre, lancés sur la fausse piste d’une intrigue criminelle, dont on connaîtrait par avance et le crime et la principale suspecte voire la coupable. Ce choix a le double mérite, dramatique et critique, de maintenir un suspense tout au long du récit et de pointer les conventions des récits de meurtres commis par des domestiques sur la famille de leurs patrons. 

Car, en toute logique féministe et politique, ce que raconte Propre, c’est tout autre chose. Et s’il y a crime dans le roman, c’est bien celui de l’injustice, de l’inégalité et des manquements à l’humanité, d’autant plus criants qu’ils sont tus, que suppose la relation entre domestiques et maîtres de maison. Fort habilement, Alia Trabucco Zerán a su détourner pour l’écriture de ce roman l’une des affaires criminelles de son livre précédent : Las homicidas (Lumen, 2020) mène l’enquête sur des meurtres commis au Chili durant le XXe siècle par des femmes, dont l’une avait effectivement assassiné la famille de ses patrons. Si cet ouvrage de non-fiction se voulait aussi féministe, la fiction de Propre emprunte une autre voie, innocentant délibérément la narratrice pour mieux accuser la criminalité de tout un système. 

Alia Trabucco Zerán | Propre.
Evier © CC BY-SA 2.0/Thomas Bartherote/Flickr

Plus que de chapitres, Propre est composé de fragments de deux à six pages, Dès le deuxième, court le récit des sept années de vie qu’Estela, tout juste arrivée de l’île de Chiloé, aura passées à Santiago au service d’un couple de la classe moyenne aisée et de cette fillette dont la mort est annoncée. S’entrelacent ainsi, lourds d’insidieuses imminences tragiques, les destins des deux nouvelles venues – l’enfant naît sitôt Estela engagée – dans cette maison d’un quartier de la capitale aussi chic qu’impersonnel. Se bernent alors l’un l’autre les deux fils de la trame, l’un, faussement criminel, l’autre, poignant, qui narre la routine du travail domestique et de cette indécence qu’est l’intimité entre patrons et employée, partagée à contrecœur, régulée par un implacable rapport de classe. Estela en souligne l’évidence avec une jouissive acuité, égrenant les incidents révélateurs du mépris contenu des patrons envers leur bonne. Incidents, certes, fort habilement insérés dans le récit, chaque fragment faisant mouche dans une chute digne d’une nouvelle bien menée, mais inscrits pour Estela dans la monotonie d’un temps sans contours et dans un espace terriblement réduit.

Si Estela peut conserver quelque conscience du temps, c’est à travers la croissance de celle qu’elle appelle bientôt « la petite » et qu’elle tardera à nommer Julia. Quant à la réduction de son espace vital, elle est évoquée dès la magistrale et ironique description de cette « pièce du fond », située derrière la cuisine de la maison, que ne lui montrent pas ses patrons le jour de son entretien d’embauche. Estela y passe la plupart de ses dimanches, quasiment figée dans une posture de semi-gisante, à lire des magazines et à téléphoner à sa mère restée à Chiloé, retrouvant à travers ce lien d’amour véritable quelques traces d’une vie propre. Cette mère dure à la peine, qui a parfois dû s’employer, elle aussi, comme domestique, le lui avait bien dit, pourtant, que c’était un piège de servir chez les autres. Et que le pire, c’était que, malgré tout, on finit par s’attacher, sinon à ses patrons, immanquablement à leurs enfants, car « on est ainsi faits, les humains ». Vivre au service des autres, c’est échanger sa vie contre la leur. 

Que reste-t-il d’elle-même à Estela ? La mémoire de son enfance et de sa jeunesse à Chiloé, dont elle ravive le souvenir en écoutant sa mère : celui de la pluie et du froid du Sud, celui des arbres et des animaux, sauvages ou domestiques, celui de son amour de la liberté et de ses premiers gestes de rébellion. N’avait-elle pas jeté le contenu de son assiette à la figure de l’inspectrice de l’internat religieux où sa mère avait dû la laisser ? N’avait-elle pas préféré vivre seule dans la masure où sa mère, logée chez ses patrons, ne venait que très rarement dormir ? 

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Et que le pire, c’était que, malgré tout, on finit par s’attacher, sinon à ses patrons, immanquablement à leurs enfants, car « on est ainsi faits, les humains ».

Souvent saisie d’un sentiment d’irréalité, subitement déprise d’elle-même, anesthésiée malgré la sourde douleur qu’elle éprouve, – en un mot, aliénée –, Estela se reprend lors de sursauts de vie. Elle commet alors, comme par inadvertance, de minuscules actes de rébellion, comme le jour où elle ajoute des cailloux soigneusement ramassés aux ingrédients du pisco sour qu’elle doit mixer pour les invités de Madame et Monsieur. Le plus souvent, ces transgressions visent à redresser les torts que cause à la petite la stricte éducation à laquelle elle est soumise. Mus par leur idéologie néolibérale, Madame, avocate pour une exploitation de pins dans le sud du pays, et Monsieur, médecin à la vie minutée, imposent à leur enfant une croissance accélérée, des cours particuliers et des soins plus hygiéniques qu’aimants. Quel bonheur d’inciter la petite à tremper dans la confiture le pouce qu’on lui interdit de sucer, de baiser ses petons diagnostiqués trop plats et voués à des semelles orthopédiques ! L’amour, traître, se fraie un chemin dans le rapport, pourtant biaisé, entre la « nourrice » et l’enfant précoce, insatisfaite et bientôt arrogante. Leurs malheurs, si semblables et si différents, se croisent et s’entremêlent. La tragédie guette, qui se cuisine à l’étouffée, dans la froide vie familiale d’une maison impeccablement tenue. Du monde extérieur ne parviennent dans la cuisine que les nouvelles des actualités télévisées, qui rendent compte de désastres écologiques et de protestations sociales traitées comme des faits de délinquance. 

Interpellant son auditoire, aiguillonnant sa curiosité, Estela ménage le suspense. Car si son passé est demeuré à Chiloé, si son morne présent stagne, enclos dans la maison de ses patrons, l’avenir, lui, semble écrit : on le sait, la fillette meurt. Propre dote sa narratrice d’une extraordinaire habileté narrative et d’un langage choisi, qui se moque bien des conventions, censément réalistes, selon lesquelles à un personnage du peuple doit correspondre le parler du peuple. Estela justifie ce qu’elle nomme à juste titre ses fausses digressions, car tout compte, et surtout l’ordinaire, dans ce tragique contemporain où la noblesse des sentiments est l’apanage des humbles. 

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Ainsi cherche-t-elle à déceler le moment précis où ont commencé à s’enchaîner les causes et les péripéties du drame. Or, celles-ci se présentent sous un jour sournois. L’adoption clandestine d’une chienne errante, objet d’un amour véritable qu’Estela partage avec la petite, en est-elle une ? La mort lointaine, à Chiloé, de sa mère, une autre ? L’apparition de rats dans la maison, une autre encore ? Viendront le cambriolage à main armée de jeunes gens tristes, l’achat d’un pistolet par Monsieur, l’installation d’une alarme et d’une clôture électrifiée, deux autres morts, dont celle de la petite, car les morts se suivent toujours par trois, disait la mère d’Estela.

Mais les sorts de la petite et d’Estela finissent par se séparer. L’une meurt, l’autre pas. La première n’était-elle pas condamnée, porteuse à son insu de l’effroyable et mortifère secret de son irréprochable père ? La seconde, riche de sa rage et de son instinct de survie, renvoyée par ses patrons la veille de la mort de l’enfant, rejoint sans préméditation d’innombrables manifestants dans les rues de Santiago. Rattrapée par l’histoire politique du Chili, la voici emportée par ce que, dit-elle, tout le monde connaît et qu’elle ne nomme donc pas : le « soulèvement social » chilien de 2019. La fatalité tragique cesse d’être de mise, à condition que nous laissions sortir Estela de sa chambre de Gesell. Le torchon brûle et Propre le porte haut, tel un drapeau.