Les linceuls de Han Kang

À cinquante-trois ans, l’écrivaine sud-coréenne Han Kang vient de recevoir le prix Nobel de littérature, après Jon Fosse. On doit quatre de ses six livres traduits en français aux éditions du Serpent à plumes, aujourd’hui disparues. Le dernier en date, Impossibles adieux (Grasset), a obtenu l’année dernière le prix Médicis étranger. Plusieurs romans parus en coréen demeurent non traduits. Toujours graves, les œuvres de Han Kang nous parlent d’une Corée hantée par la violence, sur le fil entre horreur et beauté.


Le plus frappant dans les romans de Han Kang, c’est une façon d’être commune à tous ses personnages. Tous, ils entretiennent des liens inéluctables au passé, aux lieux et à la mémoire. Ils sont frêles, maladifs, non pas exactement mélancoliques, ni nostalgiques, mais comme habités par une intense fragilité. Lorsqu’ils font face à des événements tragiques – qu’ils soient collectifs, historiques ou familiaux –, ils semblent passifs, froids, muets, ils se meuvent lentement, comme au fond d’eaux profondes et sombres. Ils tombent en silence. À l’opposé, ceux qui leur survivent se voient terrasser, des années plus tard, par une difficulté à vivre. Leurs corps sont épuisés, spasmodiques, ils perdent leurs sens, oublient de se nourrir, paraissent emplis de mort.

Ce comportement exacerbé a de quoi déconcerter les lecteurs occidentaux. À preuve, la traduction anglaise controversée de La végétarienne qui aurait adapté le texte pour rendre la protagoniste plus « active ». De façon révélatrice, c’est cette traduction qui permet à la romancière d’accéder à une première reconnaissance internationale puisque le livre obtient le Man Booker International Prize en 2016. Les âmes et les corps douloureux à l’extrême sont pourtant le pivot de l’œuvre de Han Kang, où ces chambres d’écho de la violence sont, en tant que telles, le seul chemin possible vers une renaissance.

Han Kang fait place nette pour le drame pur, pour l’horreur, comme un masque qu’on ne peut arracher. « Ce n’est pas si difficile », dit le personnage de Tongho dans Celui qui revient (2014, traduit en français par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à plumes, 2016), alors que ce jeune collégien doit répertorier les centaines de cadavres qui jonchent le sol, victimes de la répression militaire du soulèvement démocratique de Gwangju, en mai 1980. Dix ans plus tôt, Han Kang naissait dans cette ville, avant de la quitter, en 1979, pour Séoul avec sa famille. La mémoire de ces massacres n’a été établie en Corée que très récemment, dans les années 2010, et Han Kang a contribué à cette reconnaissance. Dans ce roman, de très jeunes gens s’organisent en unité combattante pour résister aux militaires qui doivent arriver dans la nuit. Derrière leurs traits froids, à peine caractérisés, la conviction du bien-fondé de leurs actes brûle comme un feu. Dans Impossibles adieux (2021, traduit par Pierre Bisiou et Kyungran Choi, Grasset, 2023), Han Kang traite aussi de la réalité historique, se penchant cette fois sur un massacre resté longtemps tabou : l’assassinat de 30 000 civils communistes entre novembre 1948 et début 1949 sur l’île de Jeju.

Han Kang
Han Kang © JF Paga

Parce qu’elle exhume courageusement les crimes de l’État coréen, Han Kang a été placée sur liste noire par l’ancienne présidente coréenne Park Geun-hye. Ce prix Nobel célèbre une écrivaine qui fait appel au devoir de mémoire et dont le sujet n’est pas tant la violence inouïe des situations que la façon de donner une forme au traumatisme. Les personnages qu’elle campe sont encore habités par des massacres collectifs passés et d’autant plus intolérables qu’ils sont tus. Dans l’épilogue de Celui qui revient, fiction et réel se superposent lorsque l’écrivaine raconte sa propre découverte, à douze ans, d’une photo de jeune fille mutilée à Gwangju. Elle explique qu’à la suite d’un rêve elle est revenue dans sa ville natale pour se documenter sur les faits. Impossibles adieux met également en scène des personnages luttant contre l’oubli. Inseon est une jeune artiste descendante de rescapés, revenue vivre à Jeju, son île natale. Dans un grand isolement, sorte d’exil intérieur, elle travaille à un film documentaire sur ce génocide. 

Narrative pour porter des événements historiques, l’écriture de Han Kang se fait épurée et expérimentale dans des textes plus intimes, qui explorent de façon resserrée les répercussions de la violence sur la psychologie des individus – et ce qu’ils peuvent en faire. Dans Blanc (2016, traduit par Eun-Jin Jeong et Jacques Batilliot, Le Serpent à plumes, 2019), la narratrice est en résidence d’écriture à Varsovie, une ville où circule la violence du passé, lorsqu’elle se trouve hantée par l’histoire de sa sœur aînée, mort-née deux mois avant terme. Cette méditation sur le traumatisme hérité se déguise en une étude obsessionnelle sur le blanc – associé au deuil en Corée – qui rassemble des fragments d’écriture à partir d’objets de cette couleur. Leçons de grec (2011, traduit par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à plumes, 2017) décrit la rencontre de deux personnages souffrant d’un handicap ayant des causes psychiques. Après qu’on lui a retiré la garde de son fils de huit ans, une femme perd l’usage de la parole. Elle décide de prendre des cours de grec ancien, espérant briser son propre silence au moyen de cette langue si étrangère. Son professeur est, quant à lui, en train de perdre la vue, déchiré entre ses identités allemande et coréenne. Tandis que chacun est attiré par la souffrance de l’autre, une intimité se crée au croisement du silence et du langage, de l’obscurité et de la lumière. Dans La végétarienne (2007, traduit par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à plumes, 2015), un rêve pousse Yonghye à ne plus consommer de viande, qu’elle associe à des meurtres, au sang, à une « impression d’horreur, de saleté, d’atrocité, de cruauté ». Ce refus à la Bartleby ébranle son couple puis sa famille, suscitant en eux une étonnante brutalité à son égard, violence qu’elle ne parvient à fuir qu’en végétant.

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Face à l’oppression et à la souffrance, Han Kang décrit des liens d’amour et d’amitié d’une intensité telle qu’ils en deviennent surnaturels. Dans Impossibles adieux, lorsque Inseon se tranche les doigts accidentellement et doit être hospitalisée, son amie Gyeongha doit venir jusqu’à l’île de Jeju pour nourrir le perroquet en son absence. Bien que séparées, les deux femmes pensent si fort l’une à l’autre que l’esprit d’Inseon s’invite dans celui de Gyeongha. De même, dans Celui qui revient, on entend l’âme d’un jeune garçon assassiné inquiète du sort de ses proches. Dans ce livre comme dans les autres, la narration ne reste jamais fixée sur un seul pronom, une chaîne se crée qui relie les êtres à travers le temps, les morts aux vivants, les personnages à l’autrice. Blanc se termine ainsi sur l’image d’une respiration commune à la narratrice et à sa sœur disparue.  

Suivant ce même principe, Han Kang part d’un sujet, puis le laisse se perdre, se fondre dans les eaux du texte, jusqu’à ce qu’il réapparaisse à la surface. Son écriture est claire, transparente, concentrée, à la fois minimaliste et ample, comme un rideau de neige qui tomberait doucement sur un champ de ruines, un drap mortuaire annonçant le repos. Des images d’une violence sidérante (cadavres empilés en croix jusqu’à former une tour, ossements de milliers d’innocents amassés dans des grottes) cohabitent avec des moments d’immobilisme rêveur qui introduisent un silence et une beauté innocente dans un monde coupable. Comme une distraction momentanée de la violence, de ses résonances que ni le temps ni l’oubli ne peuvent détruire.