Dans une narration envoûtante pensée comme un système de voix, on retrouve l’imaginaire prégnant de l’écrivaine québécoise Audrée Wilhelmy, marqué par les contes et les gestes d’artisanat. Son héroïne, Peau-de-Sang, magnifique émancipée, plumeuse et travailleuse du sexe, convoque, en soutien, pour raconter sa mort le récit des femmes de Kangoq. À travers lui, c’est tout un village et ses habitants qui se dessine. « Les motifs des uns et des autres se révèlent au fur et à mesure du tissage. » Les « fureurs sauvages » aussi, sous les civilités. Centrale, la liberté de Peau-de-Sang s’illustre, qui contraste avec un corps social, dans son ensemble, prisonnier de ses carcans. Un hommage à ces « incanteresses » qu’on a brûlées en pensant les faire taire.
Parmi les nombreux livres de la rentrée littéraire, Peau-de-Sang s’allie curieusement à d’autres. Pour une part, il entre en résonance avec des romans qui mènent leurs héroïnes dans la forêt ou la montagne, entourées d’autres femmes dont le soutien, l’histoire commune, les rapprochements, sont baignés d’une singularité bienvenue – le génial Xexes d’Agnieszka Szpila (Noir sur Blanc), le pénétrant Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres d’Irene Solà (Seuil). Pour une autre part, il cohabite avec des textes très différents qui génèrent de nouvelles images de la prostitution – par exemple, Reprendre corps de Déborah Costes (Globe), témoignage ultra-contemporain et sans filtre des conditions d’exercice du travail du sexe et de la honte dont la société l’entoure, ou L’affranchie de Claudia Cravens (Les Escales), plongée au cœur d’un bordel tenu par des femmes émancipées.
S’agissant de ces thèmes-là – la place et le corps des femmes, la féminité, la violence, le désir, la transmission… –, Audrée Wilhelmy fait montre d’expérience. Elle a, depuis 2011, publié six livres qui, de près ou de loin, travaillent ces questions, et dont l’inspiration permet une lecture toujours tout à fait spéciale. Avec Peau-de-Sang, publié au Tripode, c’est à nouveau un roman comme un conte, à nouveau cette écriture incandescente qui ne se limite jamais à une seule voix. Depuis son antre, une femme raconte sa « fin », en remontant le fil des saisons de l’année passée. Elle est surnommée Peau-de-Sang (hommage à Peau d’Âne qui a marqué intensément Audrée Wilhelmy) et tient une plumerie dans le bas-quartier du village de Kangoq, « territoire affranchi qui palpite », quand le Haut-Kangoq étouffe des carcans de la petite bourgeoisie.
Inspirée de la maison paysanne qu’habite Audrée Wilhelmy depuis quatre ans, située entre Montréal et Trois-Rivières, la plumerie est le décor central du récit. À l’intérieur, Peau-de-Sang éviscère, déplume, brode, « souveraine » en son domaine, libre et émancipée. C’est aussi là qu’elle vit, qu’elle couche. Lieu éros et thanatos. Des oies mortes suspendues, des carcasses, poches de duvet, bassine à boudin, jarres de verre, paniers, et dans un renfoncement le lit, siège des « pulsions mammifères ». Car cette héroïne, oracle à sa manière, capable d’enfiler « toutes les peaux du désir », travaille aussi le sexe, accueille chaque homme qui se présente à sa porte.
Il suffit de quelques pages, cinq, dix, vingt, c’est selon, pour que les phrases d’Audrée Wilhelmy, qui ne s’encombrent ni de majuscules ni de points, nous imprègnent. Il y a quelque chose d’hypnotisant, comme on se laisserait happer par le mouvement lent et précis d’une main brodeuse, et une odeur qui monte à la tête, une odeur de sang, de sueur, de terre, que les visions du récit nous rendent sans effort. À vrai dire, Peau-de-Sang est un récit tout en gestes, sensations et voix, dont la narration n’a rien d’ordinaire. Le « je » de la plumeuse n’est jamais seul, en fait sans cesse interrompu, nourri par d’autres voix de femmes (introduites par des tirets de dialogue). Elles sont tel « un chœur antique », dit Audrée Wilhelmy. Elles apportent précisions, détails, jugements ; elles dévoilent les hommes, qui pour certains sont leurs maris, clients réguliers de Peau-de-Sang. Elles parlent également pour elles, expriment leurs frustrations, leurs regrets, leurs prisons – et alors l’insoumission de l’héroïne, par contraste, est encore plus nette. Incandescentes, elles aussi veulent qu’on les touche. Mais les hommes pour la plupart dédaignent leurs désirs : ils les veulent épouse, mère, et non « putain ». La « putain », c’est la plumeuse, qui est « l’autre chapitre, le texte plus court, celui de l’interdit, des possibles avalés par les mots de tous les jours ». Peut-être croient-ils la posséder, en réalité devant elle ils sont nus. Leur honte, leur colère, leur « désir rabattu », leur peur exposés.
Audrée Wilhelmy aime à travailler cette friction entre ce qu’on voudrait être socialement et ce qu’on est plus instinctivement. Ses romans composent avec ce qu’elle imagine de l’animalité des êtres. Dans ce livre-ci, Peau-de-Sang fait figure d’équilibre. Chez elle, aucune friction. Elle a quelque chose de ces femmes brûlées qu’on accusait de sorcellerie, qu’on diabolisait par refus de reconnaître l’indispensabilité de leur présence dans la société. Qui partageaient leurs savoirs, savaient écouter, apaiser les cœurs et les corps, prodiguaient conseils et soins. En écho, la relation que Peau-de-Sang entretient avec les jeunes femmes du village – et le visage qu’Audrée Wilhelmy donne à celles-ci – est marquante. Il y a Philomène, qui « déborde », « petite bête folle » et « exaltée » qui veut voir, sentir, toucher. Peau-de-Sang la prend sous son aile, la canalise et lui enseigne son savoir-faire. Il y a Déléanne, qui fréquente la plumerie tout le temps de broder son trousseau, chez qui la « patience d’épouse, de mère, est déjà affûtée ». Or « il faut que les filles sachent concevoir leur propre avenir ». Alors Peau-de-Sang lui apprend à « habiter » sa propre pensée.
« entre, chère enfant, entre
– ne fais pas attention aux plumes
– aux crânes empilés
– au brouillon des draps
entre, je connais tout ce que tu as à découvrir »
Audrée Wilhelmy, elle, transmet cet univers qui est en partie son quotidien (à travers ses livres, mais aussi sur Instagram, et plus récemment dans un « Carnet de bord » publié ces derniers mois sur le site Actualitté). Elle sait broder, coudre, fabriquer des bijoux. Elle pratique la linogravure et l’impression artisanale, activités tout aussi professionnelles que l’écriture. Elle fabrique certains de ses vêtements, de longues jupes en lin ou en laine qui sont celles que les femmes portaient dans les champs, et aime les dentelles. À en apprendre autant sur elle, on comprend mieux pourquoi Peau-de-Sang, comme ses autres romans (Les sangs, 2013, Blanc Résine, 2019), nous semblent si merveilleusement… tangibles. Palpable, concrète, la leçon de ce conte dédié « aux voix tues, aux incanteresses, aux flammes à bûcher » l’est aussi, de fait : la liberté des femmes doit être sans concession.