De 1946 à 1971, le philosophe Éric Weil (1904-1977) a été l’un des principaux collaborateurs de la revue Critique. Ses articles, réunis en recueil, non seulement réactualisent la figure du penseur, mais viennent à point nommé nous rappeler les conditions d’une vie politique digne de ce nom : essentielle, si l’on tient à ce que le combat contre les régressions nationalistes et totalitaires donne ses chances à une authentique communauté internationale.
Pour paraphraser Spinoza, on pourrait dire que l’on ne sait ce que peut un texte ou une œuvre ; et c’est bien le cas de celle d’Éric Weil qui devrait sortir du relatif purgatoire dans lequel elle semble tenue, malgré de nombreuses publications posthumes. Avant d’expliciter comment ce livre est susceptible de puissamment remettre en pleine lumière sa conception et sa pratique de la philosophie, il faut dire un mot de l’homme (pour plus de détails, le lecteur peut se reporter au site de l’Institut Éric Weil à Lille).
Comme le rappelle élégamment Pierre Reboul (Actualité d’Éric Weil, Beauchesne, 1984), Éric Weil est d’abord « un philosophe allemand » avant de se « retrouver au sommet de la pensée française ». Après des études de médecine et de philosophie, le jeune Weil consacre ses premiers travaux, dans le sillage de Cassirer, à la pensée renaissante et notamment au Mantouan Pomponazzi ainsi qu’à Marcile Ficin, mais, juif, l’arrivée au pouvoir des nazis l’oblige à quitter l’Allemagne pour la France. Les débuts sont difficiles et précaires, mais le jeune penseur n’est pas sans ressources et grâce à des rencontres, notamment celles de Raymond Aron, connu déjà en Allemagne, et d’Alexandre Koyré, à sa participation au séminaire de Kojève, il réussit à se faire reconnaître. Naturalisé en 1938, mobilisé en 1940, prisonnier de guerre jusqu’en 1945, en 1951 il soutient une thèse d’État avec un des grands livres de philosophie française de l’après-guerre, Logique de la philosophie, publié aux éditions Vrin l’année précédente, accompagné de Hegel et l’État, comme thèse secondaire, qui le classe d’emblée parmi les meilleurs connaisseurs français du maître de Berlin.
Avant cette entrée officielle dans le cercle des philosophes français, Weil devient l’un des tout premiers collaborateurs de Georges Bataille dans la revue Critique fondée en 1946, et c’est ce qui nous retiendra ici, mais il faut tout de suite préciser que cette entrée ne se fait pas sans douleur : Weil se voit refuser plusieurs fois son inscription sur la liste d’aptitude, indispensable à l’obtention d’un poste à l’université. Elle ne lui sera accordée qu’en 1955, ce qui autorisera sa nomination comme professeur à Lille en 1958. Il poursuivra ensuite sa carrière à Nice en 1968 jusqu’à sa retraite en 1974. Entre-temps, il aura publié un deuxième grand livre, Philosophie politique (1956), puis, en 1961, Philosophie morale (l’un et l’autre chez Vrin) qui achève la trilogie.
Il faut encore s’arrêter sur les principales étapes de la collaboration de Weil à Critique, telles que nous les rapporte Sylvie Patron, éminemment bien placée pour ce faire, puisqu’elle est déjà l’éditrice de la correspondance Bataille-Weil (À en-tête de Critique, Lignes/IMEC, 2014), très utile pour restituer, quasiment pour chaque apparition du philosophe dans le sommaire, le dialogue entre les deux hommes. Elle est aussi l’auteure d’une histoire de la revue (Critique : 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, IMEC, 2000) et, plus récemment, elle a assumé la direction d’un ouvrage collectif (Autour de Critique, 1946-1962, Otrante, 2021). Weil est bien tout au début un collaborateur, mais il devient vite indispensable et exerce une véritable influence sur la composition des sommaires, au point de proposer à Bataille en 1949 une codirection, ce que refusera en droit Bataille, mais, dans les faits, c’est bien une sorte de bicéphalie, par bien des côtés « antipodique », pour reprendre l’expression de Sylvie Patron, qui s’installera. L’apport de Weil est précieux pour le champ philosophique, mais, grâce à ses articles, « Critique peut revendiquer une expertise rare et peut-être unique à cette époque sur les problèmes de l’Allemagne et de l’Europe d’après-guerre ». Peu avant la mort de Bataille en 1962, Weil annonce qu’il souhaite mettre fin à sa participation à la revue et que son nom soit retiré du comité de rédaction. Il écrira un dernier article en 1971.
Il ne faudrait pas voir en Éric Weil un autre Raymond Aron. Une sorte de spectateur moins engagé. Si, pour Francis Guibal, Aron a en quelque sorte remplacé Cassirer dans la vie de Weil, si, pour d’autres, la pensée de l’Allemand a influencé la réflexion sur les relations internationales du Français, Weil, dont la pensée n’a jamais été à la mode et n’est donc pas non plus démodée, selon les mots de Gilbert Kirscher, reste un penseur autonome. La très belle introduction de Patrice Canivez nous le rappelle si besoin était, mais, surtout, elle met le doigt sur ce qui constitue la grande pertinence du recueil publié par Vrin dans le moment politique qui est le nôtre. Il s’agit bien de « philosopher avec Critique », c’est-à-dire de philosopher, non pas sous prétexte de recensions d’ouvrages, mais bien avec eux, après que la revue en a repéré l’intérêt. C’est l’œuvre prolongée par d’autres moyens, ceux du dialogue, de la discussion, de la critique, et ces articles « sont révélateurs d’une pratique de la philosophie », ce qui permet à Patrice Canivez de les resituer dans l’ensemble du travail philosophique de Weil.
Ce « dialogue », concept central de la pensée weilienne, est exigeant, il ne consiste pas en un simple et aimable partage d’opinions, mais « c’est une pratique qui vise, par l’échange réglé des arguments, un consensus sur le sens des mots et des concepts, des principes et des thèses », et « c’est la condition pour parvenir à l’intelligence des problèmes et des situations, à la saisie de la réalité ». Par ces mots, Canivez nous éclaire sur le véritable enjeu de la participation de Weil à Critique : lutter contre la dégradation du débat public qui « rend impossible ou erratique l’action collective, parce que la discussion ne permet plus la prise de conscience collective des problèmes, de leur réalité et de leur nature exacte, et qu’elle ne permet plus la réflexion sur le sens des valeurs directrices de l’action ». Inutile d’insister pour reconnaître l’importante actualité de cet objectif en un moment politique où la confusion est entretenue sciemment, où la nullité du débat public empêche tout discernement sur des questions aussi graves que la crise climatique et la nécessaire transformation du couple production/consommation, ou la nouvelle donne migratoire. Inutile également de souligner combien ce mal atteint toutes les institutions, école, université, presse, parlement, partis, gouvernement, gardiennes de la haute tenue de la discussion publique, et qu’à la fin c’est la démocratie qui est en danger.
Il s’agit bien de « philosopher avec Critique », c’est-à-dire de philosopher, non pas sous prétexte de recensions d’ouvrages, mais bien avec eux, après que la revue en a repéré l’intérêt.
Si les articles les plus importants, mais aussi les plus longs, étaient déjà repris dans le tome 2 d’Essais et conférences (Plon, 1971, réédité chez Vrin en 1991), notamment les textes sur Machiavel, Rousseau, la discussion avec Malinowski (« Sur le sens du mot liberté », qui comporte des pages capitales sur le thème de la nature d’un État mondial), la relation entre christianisme et politique, etc., le lecteur découvre toute la richesse des intérêts du penseur « situé », pour reprendre l’expression de Weil dans l’article intitulé « De l’intérêt que l’on prend à l’Histoire » (Essais et conférences, t. 1, Vrin, 1991) : intérêts qui vont de la préoccupation pour le destin de l’Allemagne et celui de l’Europe aux questions économiques et sociales, à travers, entre autres choses, une défense de Marx, penseur de la liberté, jusqu’à l’examen des questions cruciales pour les démocraties occidentales, l’éducation, l’indépendance de la presse, mais aussi celle du type d’hommes dont elles ont besoin, et il faut lire à ce propos les portraits de Churchill et de Roosevelt.
Tous ces points de réflexion n’ont pas été retenus au hasard des circonstances et des parutions. Comme l’explique Patrice Canivez dans son introduction, ils éclairent chacun à sa façon la « logique » de la philosophie de Weil. En suivant Paul Ricœur (dans « La « philosophie politique » d’Éric Weil », dans Traversées du XXe siècle, La Découverte, 1988), nous pouvons dire que ces textes de Critique mettent en lumière, en contraste avec notre temps, les conditions pour le déploiement d’une vraie vie politique : « l’accession à la dimension morale de l’existence », c’est-à-dire le dépassement de la violence et la réponse à l’exigence de sens immanente à la vie humaine dans son histoire et sa culture, la conscience de sa situation dans l’histoire, « milieu de la constitution de l’homme pour lui-même » (Essais et conférences, tome 1), le dépassement des objectifs premiers de domination de la nature et de satisfaction et de puissance pour s’ouvrir toujours davantage, face aux régressions nationalistes ou totalitaires, à la nécessité de construire une société mondiale de coopération sur la seule Terre qui nous soit donnée. La pensée de Weil se place exactement à cette croisée des chemins : ou les démocraties, dans leur combat contre les États totalitaires, se transforment elles-mêmes en dictatures, ou elles parviennent, par un travail de la raison et en renonçant à leurs positions dominantes, à gagner peu à peu l’ensemble de la communauté internationale à la tâche de donner une traduction politique à l’unité concrète du genre humain.