Horizons libérateurs ?

D’un côté, Nantes, ville révoltée qui offre une « contre-visite » de la préfecture de la Loire ; de l’autre, « Du fric ou on vous tue ! » qui propose une « contre-histoire » de la décennie 1980 à partir de l’expérience d’Os Cangaceiros. Mais ces contre-récits issus de mouvements ou de médias autonomes ne visent pas seulement à s’opposer. Refusant la pure négativité, ils ne s’abandonnent jamais au nihilisme. Ils fabriquent un récit collectif alternatif et, ce faisant, tracent des perspectives pour nos temps incertains.

Contre Attaque | Nantes, ville révoltée. Une contre-visite de la cité des Ducs. Éditions Divergences, 160 p., 13 €
Alèssi Dell’Umbria | « Du fric ou on vous tue ! ». Les éditions des mondes à faire, 176 p., 16 €

Nantes, ville révoltée n’est ni un manuel d’histoire ni un guide touristique. C’est un portrait de ville, une déambulation documentée et passionnante dans le Nantes insurrectionnel d’hier et d’aujourd’hui. On doit ce petit livre plein d’allant au média autonome nantais Contre Attaque, qui a succédé à Nantes révoltée en 2022. Difficile de ne pas songer à un autre Contre-attaque (avec un trait d’union) : le groupe fondé par Georges Bataille et André Breton en 1935, en pleine lutte antifasciste. On ne s’étonnera donc pas que les lecteurs soient invités à mettre leurs pas dans ceux de Claude, manifestante nonagénaire. Cette figure fictive doit son nom à l’artiste surréaliste Claude Cahun (1894-1954), et ses souvenirs à ceux de plusieurs militantes nantaises, au premier rang desquelles l’anarchiste May Picqueray (1898-1983). On ne saurait donc rêver meilleure guide pour cette « contre-visite de la cité des Ducs », à travers ses quartiers mais aussi son histoire.

Du comblement de la Loire et de l’Erdre à la reconfiguration de l’espace urbain pour le maintien de l’ordre, le visage de Nantes a beaucoup changé au cours du XXe siècle : une évolution ressentie comme une progressive défiguration, que la politique socialiste de la ville depuis 1989 ne fait qu’accentuer, marquant le « triomphe d’un capitalisme bienveillant ». De fait, l’urbanisme est toujours politique. Le quartier du Marchix, populaire et interlope, que Julien Gracq décrivait dans La forme d’une ville (1985) comme « un haut lieu un peu fabuleux de la criminalité nantaise des années vingt », s’est vu transformer sous le régime de Pétain par les pouvoirs publics : « Dans le Paris haussmannien comme dans le Nantes vichyste, l’hygiénisme est un outil de chasse aux pauvres. »

Cette histoire des révoltes et des soulèvements nantais donne à entendre les « pulsations émeutières » de la ville, encore vivaces aujourd’hui. Elle est scandée par de nombreux faits d’armes, certains méconnus comme la Commune de Nantes, d’autres ayant à coup sûr marqué l’imaginaire collectif. Ainsi en va-t-il du coup d’éclat de Georges Courtois organisant le procès de la justice en 1985 – le groupe Os Cangaceiros publia sa déclaration dans sa revue –, ou de l’âpre combat mené contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Les épisodes tragiques, hélas, ne manquent pas, à commencer par les sinistres fusillades et noyades organisées par Jean-Baptiste Carrier en 1793-1794, faisant de la Loire – et avec quel cynisme ! – un « fleuve révolutionnaire ». En 1941, c’est l’exécution des 48 otages suite à l’assassinat de Karl Hotz par des résistants en 1941. 

Contre attaque, Nantes Ville révoltée
Affiche de recherche des auteurs de l’attentat de Nantes du 20 octobre 1941 contre le commandant Hotz © CC0/WikiCommons

En faisant l’histoire des insurrections nantaises, l’autrice ou l’auteur fait en creux celle de la répression. De la mort de Jean Rigollet, ouvrier maçon tué par un CRS en 1955, à celle de Steve Maia Caniço en 2019, une seule certitude : les violences policières font planer sur cette ville, de plus en plus hantée par l’obsession sécuritaire, un voile d’inquiétude. Heureusement, ce cheminement dans Nantes insurgé n’est pas qu’un tombeau suscitant une légitime colère. C’est aussi un hommage au soulèvement carnavalesque. 

 « Du fric ou on vous tue ! » est un passionnant témoignage sur le groupe de hors-la-loi révolutionnaires d’Os Cangaceiros, par l’un de ses membres. Apparue dans les années 1980, cette bande était composée de jeunes gens qui, refusant le travail salarié, pratiquaient la « reprise » auprès des banques en les escroquant. Mais, loin de ne s’adonner qu’à des arnaques pour subvenir à leurs besoins, ils prêtaient main-forte à de nombreuses luttes dans les prisons, les usines, ou les banlieues. Bien que l’auteur refuse de caractériser le mouvement de « politique », il n’en demeure pas moins que l’objectif même d’Os Cangaceiros, dans le sillage, entre autres, des situationnistes, était de « faire entrer en crise les paradigmes du pouvoir ». De fait, leur révolte devenait politique, bien que nombre de leurs actes échappassent « au registre de l’activisme militant », comme le fait de « se venger de ceux qui organisent notre malheur »

Ce témoignage permet de mieux humer le parfum libertaire de la décennie 1980 où l’on aime à convoquer la bande à Bonnot et Ravachol sans vraiment les connaître. Il donne à entendre ce petit air anarchiste qui planait sur la société et qui n’était pas qu’une « déviance de petits bourgeois », mais bien un air du temps, une « métaréférence tout à la fois culturelle et politique ». Le livre d’Alèssi Dell’Umbria montre à quel point le mode de vie des membres d’Os Cangaceiros était lié « aux subcultures prolétaires autour de la musique, du football, de la boxe et d’une certaine façon de bouger dans la rue ». Il donne accès à la bande-son de leur existence, restitue leur univers littéraire, philosophique, cinématographique : en somme, l’imaginaire auquel puisait leur révolte. Il montre de quelles pensées amies leur pensée se nourrissait [1]. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils avaient bon goût. De l’Emiliano Zapata de John Womack à Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed, et d’Orwell à B. Traven, parmi bien d’autres. On comprendra sans mal que ce dernier ait pu constituer une révélation pour ceux-là mêmes qui se plaçaient, par leur refus de « l’expiation carcérale » et par leurs actes, en dehors des lois, se vouant dès lors à une vie de fuite et de clandestinité. La clandestinité, telle était la forme de vie radicale qu’impliquait la forme de lutte qu’ils avaient choisie. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Os Cangaceiros s’inscrit donc dans une histoire de la clandestinité, supposant l’entrée dans l’illégalité pour résister à l’autorité. Elle fut le lot des résistants (lire, à ce propos, La mémoire courte de Jean Cassou, ou Les massacres de Paris, son roman de la conspiration), ou plus tard, de militants de la Révolution prolétarienne (voir N’oublie rien de Jean-Pierre Martin). Ce n’est pas un hasard si les pages parmi les plus émouvantes sont celles consacrées à l’une des membres du groupe, décédée. Car sa mort même permet de livrer partiellement son identité : Andréa, et ce seul nom nous fait sentir, par sa révélation même, le sacrifice que représente la lutte clandestine. Sociale, politique, idéologique, peu importe l’adjectif qu’on choisira d’accoler à la révolte des membres d’Os Cangaceiros. Nul ne peut douter au terme de cette lecture qu’elle fut, avant tout, authentique. 

Nantes, ville révoltée et « Du fric ou on vous tue ! » dessinent, chacun à sa manière, des horizons libérateurs. Bien sûr, il n’est pas nécessaire de souscrire à cette forme d’engagement radical pour apprécier l’un et l’autre de ces ouvrages qui s’accordent sur un point, essentiel : toute révolte efficace s’ancre d’abord et avant tout dans une expérience sensible. Et comme il est écrit dans le premier de ces livres : « Il n’est pas de révolution qui ne soit pas le produit d’un territoire et des gens qui l’habitent. Pas de soulèvement sans liens, corps, histoire et récit collectif. Quand on retire toute interconnaissance et attachement à l’espace et aux êtres, il ne reste qu’une somme d’individualités. Une solitude peuplée. Une multitude impuissante. » À méditer.


[1] On en aura aussi un aperçu en lisant les numéros de la revue, consultables en ligne