Le silence de la terre

D’Adalbert Stifter à Reinhard Kaiser-Mühlecker ou Robert Seethaler, nombreux sont les écrivains autrichiens qui ont dépeint paysages et habitants de leur pays, avec tendresse parfois, mais en trempant souvent leur plume dans une encre agrémentée de vitriol (qu’on songe par exemple à Thomas Bernhard). Josef Winkler n’est donc pas un cas isolé parmi ceux qui entretiennent une relation d’amour-haine envers une patrie qui n’a ni pu ni voulu régler rapidement ses comptes avec le passé. Son nouveau roman traduit en français, Le champ, est un exemple éclatant de cette complexité.

Josef Winkler | Le champ. Trad. de l’allemand (Autriche) et postfacé par Bernard Banoun. Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 224 p., 20,50 €

Josef Winkler a vu le jour dans une famille paysanne de Carinthie, une province toute proche de la Slovénie de Peter Handke où les nazis furent nombreux et dont les villes principales, Klagenfurt et Villach, subirent en 1945 de sévères bombardements. Le narrateur montre comment dans la campagne où il a grandi la mémoire des jeunes soldats tués sur le front est conservée pieusement, tandis que les Russes et les alliés occidentaux sont rendus seuls coupables de leur mort. Comme si nul régime dictatorial n’avait perverti leur esprit et ne leur avait fait troquer la charrue pour le fusil. Ceux qui sont revenus estiment quant à eux ne rien avoir à se reprocher, et évoquent volontiers le soir autour d’un verre, comme autant de bons souvenirs, les scènes sanglantes auxquelles ils furent mêlés, retenant surtout que la guerre leur a permis de voir du pays, pour la seule et unique fois. Quant à l’oncle Franz, l’ancien SS de Nuremberg, il ne cesse de se proclamer innocent : « Je n’ai rien fait ! J’étais seulement à ma table de bureau. » Mais il n’est pas rare qu’on se prenne à regretter que Hitler et ses commensaux n’aient pas terminé le travail avec les Juifs : « Ils ont fermé Mauthausen bien trop tôt ».

L’Autriche des années 1950-1960, telle que la dépeint ici Winkler, a donc profité de la guerre froide pour minimiser ses responsabilités, se considérant moins comme coupable que comme victime de l’Anschluss et du nazisme. Ce n’est que dans les années 1980, avec « l’affaire Waldheim », que les choses commencèrent vraiment à changer, avant que le chancelier Franz Vranitzky reconnût enfin en 1991 l’implication des Autrichiens dans les crimes du Troisième Reich. Mais jusqu’où l’opinion l’a-t-elle suivi ? Si les questions soulevées peuvent légitimement perdurer à l’heure où l’Europe voit croître les idées d’extrême droite, et largement au-delà du cadre autrichien, il n’est pas surprenant que les écrivains nés dans ces longues années de déni s’en soient mêlés à leur tour, confrontés aux mensonges ou au silence dans leurs propres maisons.

Un des personnages principaux du roman n’apparaît jamais, puisqu’il s’agit d’un… cadavre ! Non pas le « cadavre dans le placard » de l’expression consacrée, mais celui, bien réel, du sinistre officier SS Odilo Globocnik, un des principaux responsables de l’implantation et de l’organisation des camps en Pologne, qui se suicida après son arrestation dans la région et fut discrètement enterré dans un champ par des soldats britanniques. Le squelette de « l’exterminateur de Juifs », qui aimait répéter dans son parler populaire : « Deux millions on en a liquidé ! », gît toujours quelque part dans ce champ, le « Pâtis-aux-Porcs », un terrain communal où les villageois font pousser le seigle et le blé. Comment le narrateur n’en voudrait-il pas à son père et aux autres de lui avoir dissimulé si longtemps que son propre pain était pétri avec de la farine maudite, provenant d’une terre contaminée par la présence de ces ossements ? Plus qu’un symbole, c’est la preuve tangible de l’idéologie mortifère qu’on lui aurait fait ingérer malgré lui. Et l’image concrète de la transmission, fût-elle involontaire, du crime et de la faute d’une génération à l’autre, comme on le voit chez cet autre observateur du monde rural autrichien qu’est Kaiser-Mühlecker dans Lilas rouge et Lilas noir.

Josef Winkler | Le champ.
Josef Winkler (2024) © Jean-Luc Bertini

De même que la terre contient encore les restes d’un grand criminel nazi, l’esprit des villageois ne s’est jamais débarrassé de son substrat venimeux, toujours prêt à renaître dans leurs mots. L’indulgence à l’égard de Hitler – qui n’apporta pourtant que ruine et désolation jusque dans leurs propres familles – va de pair avec le catholicisme borné de ce monde paysan que dénonce Winkler, truffé de croyances populaires et de superstitions. La facilité avec laquelle tous se soumettent à l’autorité a pour corollaire leur intolérance et la brutalité dont ils savent faire preuve à l’égard des autres : leur antisémitisme, peut-être plus ancien, n’eut ainsi aucun mal à adopter la forme extrême qu’il prit sous Hitler, mais ce sont aussi – et plus directement – leurs propres enfants qui firent les frais de leur violence. L’éducation telle qu’ils la comprennent se fait à coups de trique et de punitions, sous la menace des « diables d’enfer » toujours aux aguets, et sous le regard impitoyable d’un Dieu à la fois bon et terrifiant, figuré par un crucifix vert phosphorescent accroché dans la chambre de la grand-mère. Au risque de provoquer les pires refoulements, toute velléité de s’écarter de la norme est ainsi tuée dans l’œuf, et l’enfant vit dans la peur qu’on lui a inculquée, les châtiments infligés par le père valant toujours mieux que la damnation éternelle… Des années plus tard, quand il sera devenu écrivain, le village ne lui pardonnera pas d’avoir osé enfreindre un tabou en faisant d’eux le sujet d’un livre qui étale leurs fautes au grand jour : « Le scribouillard, il a détruit le village ! En voilà un qui finira mal ! »

Cette double confrontation à l’Histoire et à la famille prend dans le roman de Josef Winkler une forme originale, ponctuée de chansons et de références littéraires que la précieuse postface du traducteur aide à comprendre. Chaque chapitre, outre son titre spécifique censé le résumer, est ainsi précédé ou introduit par un emprunt à la poétesse polonaise Reyl Zychlinski, citée en yiddish et en français. Mais à ce rappel explicite du massacre des Juifs s’ajoute à chaque fois un extrait d’une ballade traditionnelle allemande, une comptine, une « chanson à récapitulation » qui donne à la tonalité macabre d’une réalité pesante et sordide une résonance plus inactuelle. Comme si le récit changeait de dimension et de rythme pour tendre vers l’universalité et l’intemporalité du conte. Cela commence ainsi : « Le seigneur envoie Jockel au champ : / Pour qu’il fauche l’avoine, / Jockel ne fauche pas l’avoine / Et ne rentre pas à la maison. » La suite au chapitre suivant.

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Cette crainte de perdre la langue comme d’autres perdent l’inspiration justifie le travail de l’écrivain, seul capable de la conjurer.

Jockel, c’est aussi le père du narrateur, son « tate », pour reprendre le terme enfantin que l’adulte-écrivain a choisi de conserver. Et c’est un autre aspect du livre qui s’impose, étroitement mêlé à la peinture sociale et historique : la relation complexe entre le narrateur et son père qui, en dépit de tout, le soutint jusque dans son projet d’écriture, et dont il ne cesse de rechercher l’amour. On songe inévitablement au rapport de Kafka à son père, et ce rapprochement est d’autant plus légitime que Josef Winkler, en tant que dramaturge cette fois, tint à offrir au Burgtheater de Vienne sa propre version d’une Lettre au père dans laquelle il lui reprochait son silence au sujet de Globocnik : le même sujet fut donc traité à la fois sur la scène et sous forme de roman, et fut même adapté en 2019 comme pièce radiophonique. C’est dire combien l’auteur tenait à cette œuvre, qui trouva apparemment son public dans l’Autriche du XXIe siècle et remporta un vif succès.

Si elle reste attachée à l’Autriche, présente et passée, l’œuvre de Josef Winkler est tout autre chose qu’une littérature régionaliste. Entouré de taiseux qui n’ont pas la moindre envie de se connaître eux-mêmes et ne redoutent rien plus que de se livrer, il trouve dès l’enfance son salut dans la lecture, qui le conduira de Karl May à Jean Genet et lui donnera le goût d’écrire, à défaut de pouvoir parler : cette crainte de perdre la langue comme d’autres perdent l’inspiration justifie le travail de l’écrivain, seul capable de la conjurer.

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Dans le roman, la narration gravite autour d’un lieu, ce « Pâtis-aux-Porcs » où un nazi tristement célèbre ne saurait reposer en paix et dont l’évocation revient sans cesse, leitmotiv ou obsession, pivot d’un récit qui égrène les souvenirs souvent douloureux de l’enfance. La phrase parfois s’allonge, s’amplifie, semble hésiter, notamment quand revient l’interrogation fondamentale, la défaillance du père face à l’enfant : « Pourquoi es-tu resté silencieux, mon tate – ‘’La parole est d’argent, le silence est d’or !‘’ disait-on souvent dans ce silence sépulcral –, pourquoi as-tu nié face à nous cet horrible cadavre, tu ne peux pas ne pas avoir su que les Anglais avaient enfoui la dépouille d’Odilo Globocnik dans le Pâtis-aux-Porcs – ‘’Deux millions on en a liquidé !’’– et tu as toujours laissé cette histoire de côté lors de tes récits, lorsque tu nous racontais ce que tu avais vécu à la guerre ». La rancœur, la douleur des non-dits, le poids des silences jamais rompus ralentit et hache alors le phrasé, comme l’écho d’une musique antique et lancinante, tantôt invocation, tantôt imprécation, un rituel qui seul semble convenir à l’ampleur du crime et de la tragédie comme à la stature contrastée du père, cet impossible héros. Et la traduction de Bernard Banoun épouse avec bonheur les alternances d’une prose qui tient un peu dans ces moments de la litanie ou de l’antienne.

Josef Winkler compte parmi les auteurs de langue allemande contemporains les plus traduits en français. Pour être intitulé « roman », Le champ n’en est pas moins, comme tous ses livres, intimement lié à sa biographie qui sublime sa propre vie en de multiples variations littéraires où la hargne envers sa famille et son village natal le dispute à l’attachement qu’il ressent, malgré tout, pour les siens. Car en dépit des brimades et des coups reçus pour tout viatique durant l’enfance, l’écrivain d’aujourd’hui ne renie pas plus son milieu qu’il ne rejette sans trembler un père brutal et dominateur qui sut aussi, parfois, l’encourager à choisir sa propre vie.