Un genre d’oasis

Pour ce nouveau roman, La terrasse, Christine Montalbetti explore plus que jamais une écriture de la dualité, entre mouvement et immobilisme, fiction et vérité, dans un portrait de vacances absolument jouissif.

Christine Montalbetti | La terrasse. P.O.L, 352 p., 21 €

Toute expérience artistique, qu’elle soit fictionnelle ou non, est empreinte d’ambivalence. Que l’on observe la vie de Jeanne Dielman chez Chantal Akerman ou que l’on suive, livre après livre, l’évolution, plus ou moins romancée, d’Emmanuel Carrère, l’expérience esthétique a à voir avec le plaisir voyeuriste, ou la pulsion scopique, pour user d’un terme de la psychanalyse. L’expérience de lecture que nous propose Christine Montalbetti dans La terrasse assume et embrasse entièrement ce plaisir, et avec un vrai talent !

La voix, celle qui porte le roman, celle d’un homme assis à la terrasse d’un hôtel au Portugal, nous emmène dans un récit où le lecteur est invité à entrer comme par effraction dans la vie de personnages qui s’y dévoilent peu à peu, et à jubiler de la toute-puissance du roman. Peu à peu, le récit se construit, surgit au gré des informations, des fragments que le narrateur parvient à capter. Pour être plus précis, deux plaisirs se succèdent, comme deux faces de la pulsion voyeuriste : celui d’inventer et celui de découvrir. C’est qu’il y a au fondement de l’art et de la littérature, on le sait au moins depuis Platon, une ambivalence entre illusion et réalité. Mais si Platon condamne le poète créateur de mensonges, chez Christine Montalbetti ces deux pôles ne sont pas en opposition. Bien au contraire, ils sont deux matrices qui ne cessent de s’engendrer l’une l’autre. 

L’espace du roman, celui de l’hôtel, permet une concentration de types dans une temporalité, celle des vacances, qui se caractérise justement par le fait d’être hors du temps. Cette situation propose une potentialité de récits que le narrateur sait exploiter à plein. Mais il faut aussi noter que de tout cela il n’est pas dupe. Une certaine ironie quant aux poncifs narratifs que ne manquent pas de susciter les rêveries du personnage naît du décalage produit par la trivialité de la réalité. Cette réalité, pour rattraper la fiction, ne la dépasse pas pour autant – cela aussi serait un poncif – puisque chaque nouvelle information que découvre le lecteur devient l’occasion d’un nouvel embranchement fictionnel. Le roman, dans La terrasse, copie la vie autant qu’il surgit de la vie. 

Christine Montalbetti | La Terrasse
Terrasse de l’ancien hôtel-restaurant du Parc, à Savignac-les-Églises © CC0/WikiCommons

C’est pour cela que l’écriture de Montalbetti n’est jamais caricaturale, malgré un goût certain pour le « type », celui du professeur, de la mère célibataire, de l’adolescent, qui pourrait donner prise à une écriture facile : d’une simple galerie de personnages, tracée avec plus ou moins d’ironie, pourrait naître un ton satirique classique. Mais le travail de Christine Montalbetti, qui sait avec brio construire des portraits, ou plutôt des « caractères », tend bien plus du côté de l’écriture des moralistes. Tout au long du livre, une grande attention est portée à l’apparence, aux gestes, tels ces mouvements de main d’un personnage qui fournissent l’occasion d’une brève méditation sur le rôle de la gestuelle par rapport à la parole. 

Quelques figurent se dégagent au fur et à mesure du récit : Gloria, la femme qui perturbe le narrateur, laissant entrevoir la possibilité d’un récit de séduction qui n’aura jamais lieu, ou encore Tiago, le serveur de l’hôtel, dont le portrait est absolument touchant. Si ces personnages finissent pour la plupart par se doter d’un nom, appris au gré des bribes de conversations entendues, les noms supposés par le narrateur, à la tête des personnages, participent tout autant de la poétique de La terrasse. On l’aura compris, l’écriture de Christine Montalbetti est une écriture qui sait s’incarner et dont la capacité à susciter une empathie dépasse largement le seul narrateur.   

Puisque le point de vue est interne, tout ne peut que s’écrire à fleur de peau, à partir de la surface. Mais, paradoxalement, le choix de la fiction, celui d’inventer les vies possibles de corps qui ne sont d’abord que des corps, consacre le pouvoir de la romancière autant qu’il destitue celui de son narrateur.