Les animaux non-humains dans la communauté politique

Face au double constat d’une exclusion encore vigoureuse des animaux de la sphère politique et d’un début de fracturation de cette marginalisation, la politologue Réjane Sénac s’est proposé, dans son court essai Comme si nous étions des animaux, de reconsidérer la place de cette question dans le champ politique et plus encore dans le cadre des luttes pour l’égalité. Dans une perspective voisine, la philosophe Émilie Dardenne a développé, dans Considérer les animaux, le concept de zooinclusivité, forme d’outil ou d’approche pragmatique destinée à agir effectivement et à tous les niveaux en faveur des animaux non-humains.

Réjane Sénac | Comme si nous étions des animaux. Seuil, 72 p., 4,90 €
Émilie Dardenne | Considérer les animaux. Une approche zooinclusive. PUF, 188 p., 13 €

En effet, depuis quelques années, la question animale gagne en légitimité dans le débat public. En témoignent les évolutions du droit français qui, dans le Code civil, ont permis en 1999 aux animaux non-humains de ne plus être assimilés à des « choses » et ont abouti à la reconnaissance, en 2015, de leur qualité d’« êtres vivants doués de sensibilité ». Pourtant, les animaux non-humains demeurent juridiquement soumis au régime des objets, et largement exclus de la sphère politique. De fait, les discours manifestant de l’intérêt envers la question animale sont encore marginalisés, si ce n’est tournés en ridicule.

Réjane Sénac prend soin d’ancrer sa réflexion dans le contexte de la phase critique que nous traversons : notre « diagnostic vital » étant engagé du fait de la crise environnementale, nous sommes conduits à réfléchir à ce qui nous constitue, dans un contexte où pourtant sévit une « disqualification des luttes contre les injustices » dès lors qu’elles ne s’inscrivent pas dans une approche réformiste. C’est précisément cette « phase critique » qui nous conduit à « questionner notre héritage et notre attachement à un ordre social et politique anthropocentré », et à nous interroger sur le politique et sur sa potentielle intégration de la question animale. Dans ce contexte, les dissonances cognitives par lesquelles nous tendons à dissocier les animaux que nous aimons de ceux que nous mangeons sont de plus en plus difficilement tenables. 

De fait, l’émergence des mobilisations antispécistes (récusant la hiérarchie des espèces animales et plus encore la supériorité des êtres humains sur les autres animaux, fondement de leur exploitation), la visibilisation croissante de la question animale et de la violence des traitements infligés aux animaux, affaiblissent ces dissonances qui s’étaient entre autres nourries d’une mise à distance spatiale de l’exploitation des animaux non-humains. Or, on peut précisément penser que ces dissonances facilitent la mise à l’écart des animaux non-humains de la sphère politique. Ainsi, cette dissonance cognitive, également appelée « le paradoxe de la viande », apparaît comme un point de départ dont l’enjeu, pour un certain nombre de mouvements en faveur des animaux non-humains, est la destruction de cette dissonance même. Il s’agit de mettre au jour cette dissonance, de la faire apparaître comme telle, afin de l’ébranler.

Réjane Sénac, Comme si nous étions des animaux,
Emilie Dardenne, Considérer les animaux
Chat attaché © Jean-Luc Bertini

La prise en compte des animaux non-humains comme sujets du politique et non uniquement comme objets faciliterait l’ébranlement de cette dissonance cognitive. Réciproquement, on accorderait davantage de considération aux intérêts des animaux non-humains. C’est ce que pourrait illustrer notamment la « zoopolitique ». Cette dernière, portée par Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis, s’appuie sur une « réinterprétation radicale du vivant » ayant pour dessein de rendre aux animaux non-humains la parole dont les humains les ont privés et d’amener les humains à se réapproprier leur animalité.

Pourtant, cette plus grande considération des intérêts des animaux non-humains et l’intégration de la question animale dans le champ politique sont l’objet de vives résistances. Réjane Sénac explique cette résistance par l’association historique récurrente entre animalisation et déshumanisation. De fait, les minorités sociales opprimées ou les groupes jugés ennemis ont fréquemment été animalisés. Cette animalisation est un point d’appui qui a pour objectif de mettre ces groupes à la marge de la communauté politique et juridique. Dès lors, la lutte contre l’exclusion de certains groupes – qu’il s’agisse des femmes, des personnes racisées, des personnes handicapées… – s’est faite par l’affirmation de leur humanité et par la réaffirmation de la frontière séparant les humains des animaux (définis négativement comme n’étant pas humains). 

C’est ici que pourrait se situer l’origine de la forte réticence du camp progressiste vis-à-vis de la politisation de la question animale et de l’intégration de la lutte antispéciste aux luttes sociales, antiracistes, féministes et écologiques. Mettre en lumière les points communs qui nous rapprochent des animaux non-humains – notre capacité à souffrir, à ressentir, notre tendance à vouloir demeurer en vie… –, mettre en exergue notre « animalité » et leur « humanité », pourrait ainsi être perçu comme une menace vis-à-vis des combats contre la déshumanisation de certains groupes sociaux. 

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Pourtant, selon Réjane Sénac, il n’y aurait rien à gagner à l’exclusion des animaux non-humains de la communauté des égaux pour les luttes féministes, antiracistes et en faveur de la justice sociale. Elle considère avec le philosophe canadien Will Kymlicka que le suprémacisme humain, outre ses impacts néfastes sur les animaux non-humains, n’est en rien une stratégie efficace pour combattre la déshumanisation de certains groupes humains, bien au-delà de ses impacts néfastes sur les animaux non-humains. « Plus les gens pensent que les humains sont supérieurs aux animaux, plus ils tendent à déshumaniser les immigrants, les femmes et les minorités raciales », écrit Kymlicka [1]. Autrement dit, la logique hiérarchique et hiérarchisante du spécisme s’infiltrerait jusque dans les rapports sociaux interhumains. 

Dès lors, politiser la question animale, prôner l’intégration des animaux non-humains dans la communauté politique et prendre en compte leurs intérêts, tout cela serait une manière d’œuvrer pour l’égalité entre les humains, ou du moins de la faciliter. Face à ces fortes résistances et dans l’idée que la prise en considération des intérêts des animaux non-humains et leur intégration dans la communauté politique leur seraient bénéfiques et profiteraient également aux luttes en faveur de l’égalité entre les humains, la proposition de zooinclusivité développée par la chercheuse Émilie Dardenne est tout à fait digne d’intérêt. Elle définit la zooinclusivité comme une forme d’animalisme consistant à repenser nos rapports avec les animaux non-humains pour favoriser leur épanouissement. La spécificité de cette approche réside dans sa démarche pragmatique, puisqu’il s’agit d’accompagner les groupes et les individus humains qui souhaitent déjà conformer leurs pratiques au respect des besoins fondamentaux des animaux non-humains.

L’approche zooinclusive a pour objet de « transformer les bonnes intentions envers les animaux en participation active ». S’appuyant sur une base idéologique solide, la zooinclusivité pourrait se lire davantage comme une forme de manuel, offrant des modes d’action multiples, adaptables à tous les individus dès lors que ces derniers manifestent une volonté d’action, à toutes les échelles et dans tous les domaines où les animaux non-humains sont impliqués, y compris de manière indirecte. 

Aussi Émilie Dardenne propose-t-elle un « comment » – comment prendre en considération les intérêts des animaux non-humains – qui se veut totalisant, agissant, mais également inclusif. Son inclusivité bénéficie en premier lieu aux animaux non-humains, puisqu’il s’agit de les inclure dans la communauté des égaux, mais elle profite également aux humains du fait de son caractère progressif et didactique. 

Enfin, si l’autrice nous livre un nombre important de champs d’action et d’actions concrètes à mettre en œuvre, on pourrait sentir, à la lire, que la zooinclusivité est encore à inventer, voire que l’on nous enjoint de poursuivre le travail entamé dans cet ouvrage et de rendre, comme nous y invite Réjane Sénac, l’inclusion des animaux non-humains dans la communauté politique plus proche et plus tangible chaque jour. 


[1] Will Kymlicka, « Pourquoi les animalistes sont-ils toujours les orphelins de la gauche. Le suprémacisme humain en question », L’Amorce. Revue contre le spécisme, juin 2019.