Trois femmes indiennes

On aurait pu le rêver comme un nocturne indien, tellement l’éclat de la lumière artificielle et ses reflets métalliques accusent les énigmes de la ville. Ou, de fait, en parler comme des « Mystères de Mumbai », puisque la première partie du film s’enroule dans la mégalopole indienne, creusant ce lieu sans limites qui accueille en son ventre chaotique les secrets de trois femmes. Mais All We Imagine as Light, le premier long métrage de fiction de Payal Kapadia, observatrice ébahie de la ville aux vingt et un millions d’âmes, se déploie d’abord suivant une voie subtilement documentaire.

Payal Kapadia | All We Imagine as Light. Film français, indien. Avec Kani Kusruti, Divya Prabha, Chhaya Kadam (1 h 55)

De la réalisatrice indienne de trente-huit ans, on connaît son très poétique premier documentaire, Toute une nuit sans savoir, présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2021 ; elle repartait du rendez-vous cannois avec un « Œil d’or », prix de la meilleure œuvre documentaire toutes sélections confondues. Ce premier opus témoignait de la révolte des étudiants de l’Institut indien du cinéma et de la télévision (FTII) à Pune en 2015 ; Payal Kapadia avait même été vraisemblablement sanctionnée pour sa participation à ce mouvement de grève étudiante qui dénonçait la nomination, à la tête du FTII, de l’acteur Gajendra Chauhan, proche du Premier ministre Narendra Modi. Avec ce film, héritier du cinéma direct quoique tissé avec la douce mélancolie d’un noir et blanc charbonneux, elle brouillait déjà les frontières du documentaire et de la fiction, s’affirmant comme la dernière trublionne d’une famille d’artistes du milieu culturel qui s’élève encore contre l’idéologie ultra-réactionnaire du gouvernement actuel.

Loin de l’Inde fantasmatique véhiculée par la propagande et peinturlurée par l’industrie de Bollywood, Kapadia trace sa route, et comme cela a fait du bien au public au sortir du covid, comme cela enrichit encore le cinéma indien de redécouvrir un film où la matière contrastée de l’engagement politique électrise toute la sensualité des échanges épistolaires entre des amants séparés ! Ou plutôt de découvrir comment l’espoir de la jeunesse cerne la voix d’une femme écrivant seule, se délestant peu à peu de son attente amoureuse, sachant que l’ultime rempart avant le désespoir est ce frôlement désespéré du langage, chaque lettre envoyée se confondant avec le délire. Dans Toute une nuit sans savoir, le style épistolaire préserve une amoureuse du néant alors qu’autour d’elle ses camarades s’essaient à la politique, et les lettres échangées deviennent une vaste zone érogène irradiée par la lutte.  

De ce terreau d’éveil et de révolte sort maintenant un film d’une élégance rare, posé et subtil. All We Imagine as Light a la grâce de sublimer un point de vue documentaire (la ville, la mousson, la nuit) pour esquisser le triple portrait d’une solitude transparente et vivace. Mumbai, ville monstre, n’est pas tout à fait réelle mais pas tout à fait fictive non plus. Elle porte les couleurs de la saison des pluies, vaste métropole qui seule peut accueillir tant d’histoires, tant de tendresse et tant de violence. Lorsque le film s’ouvre sur ces vues documentaires, on entend des voix, de possibles histoires qui cherchent à se raconter, des trajectoires sur lesquelles le film aurait pu s’attarder, mais il choisit aussitôt une autre voie, celle de trois femmes qui mènent un quotidien plutôt terne : Prabha, Anu et Parvaty, toutes trois travaillant dans un grand hôpital citadin.

All we Imagine as Light, de Payal Kapadia
« All We Imagine as Light », de Payal Kapadia © Petit Chaos

Prabha et Anu sont infirmières, elles partagent un appartement sinueux et s’occupent d’un chat. Prabha est une femme sans âge à la douce amertume mélancolique. Son visage trop grave et trop pensif pour la jeunesse de ses traits ne parvient pas toujours à sourire. On découvre qu’elle est mariée à un homme dont elle n’a plus de nouvelles, un ouvrier parti travailler en Allemagne. Dans la société indienne, elle a la dignité de l’épouse mais ce statut l’empêche de vivre, condamnée à un isolement sans espoir, même quand un jeune médecin lui écrit des poèmes. À l’inverse, la jeune et pimpante Anu est victime de commérages. On la découvre derrière un guichet : elle s’ennuie, fixant l’écran de portable auquel elle est accro. Elle fournit des contraceptifs en secret à une patiente, comprenant que le contrôle des naissances dans l’un des pays les plus densément peuplés du monde est souvent l’affaire des femmes seules, les hommes rejetant une femme infertile et ayant peur de perdre leur virilité dès qu’on aborde le sujet de la vasectomie. Célibataire, issue d’une classe moyenne hindoue traditionnelle, Anu reçoit de ses parents les profils de potentiels candidats au mariage, mais elle préfère partir chaque soir rejoindre son amant musulman, Shiaz, qu’elle doit cacher aux yeux de ses collègues et de sa colocataire. Parvaty, la plus âgée des trois, est la cuisinière de l’hôpital. Veuve songeant à ses vieux jours, elle encourt l’expulsion de l’immeuble où elle a vécu toute sa vie, n’ayant aucun titre de propriété légal. 

All We Imagine as Light, premier film indien à obtenir le Grand Prix du jury à Cannes et marquant le retour de l’Inde dans le firmament cinéphile mondial, est peut-être le grand film de notre époque. Il parle de tout cela à la fois : d’amitié, de contraception, de la différence de religions, des enjeux des castes, de la gentrification des grandes villes, et surtout de la solitude contemporaine. Ses trois héroïnes, aussi différentes que complémentaires, disent le désir, l’amour, et l’amour après l’amour à leur façon. Dans sa seconde partie, le film se déplace sur la côte ouest de l’Inde, au nord de Goa, dans le Ratnagiri. C’est le moment d’une escapade, une percée de lumière où se précipitent les attentes des trois personnages. Un moment de partage au bord de la mer est la mise en commun de trois manières de dire l’attention à l’autre. Parvaty retourne dans son village natal, Prabha et Anu l’accompagnent, l’une traînant ses attentes déçues et l’autre son amant secret. Si Prabha incarne d’abord un silence têtu, Anu révèle sans crainte le désir frontal avec une scène d’un érotisme rare et osé, tout politique en nos temps de crispation communautaire. Parvaty observe avec bienveillance et détachement, elle à qui aucun homme n’a pu assurer une existence concrète. Le spectre de la grande ville où toutes les langues se superposent (l’hindi de l’hôpital, le malayalam refuge des émigrés, le manglish kéralais des amants) est resté derrière elles, alors seulement, en bord de mer, on a quelque chose d’une langue universelle qui cristallise. Ce langage commun entre les trois, est-ce de la sororité ? 

Il y a une dizaine d’années, l’Inde, pays patriarcal et autoritaire, engendrait ses propres gangs féminins d’autodéfense dans les milieux les plus précaires comme le Gulabi Gang. Des centaines de milliers de femmes des basses castes ont commencé à s’organiser en commandos pour se protéger mutuellement. Les personnages de Payal Kapadia ne sont assurément pas des cheffes de milice féministes, mais de modestes travailleuses qui apprennent à s’écouter et à se secourir. Leurs voix se superposent, tissant une toile de délicatesse et de solidarité. Alors, que les présences masculines soient réelles ou fantasmées, que l’amant soit bienveillant et que le noyé doive répondre de l’absence d’un mari, tout cela n’a plus d’importance pour le trio. Quant à nous, le film peut nous libérer du mensonge d’une fin abrupte, de l’insupportable vanité d’un cinéma qui clôt le récit par une solution. Il devient alors un espoir qui dure le temps de la beauté des images, mis en scène par la puissance de la douceur.