Tantôt les classiques sont supposés avoir tout dit, et mieux que ceux qui se sont voulus leurs successeurs. Tantôt on déclare dépassée depuis longtemps la date de péremption de leurs textes et l’on vante la rupture avec l’ancien monde. Pierre Laurens montre que la continuité n’est pas la simple répétition de l’identique. Nombre de ruptures conservent les mêmes mots en inversant leur valeur.
Le titre donné à son livre pourrait laisser croire à la jérémiade d’un fieffé passéiste attaché à répéter que tout était mieux avant ou à rappeler que les critiques de la modernité sont aussi vieilles que notre civilisation, ainsi sans doute que des autres. Le fait est que Hésiode aussi bien que Caton ou Ennius ont abondamment déploré que les jeunes de maintenant ne respectent plus les vraies valeurs pour lesquelles leurs ancêtres ont tellement œuvré voire sacrifié.
Or, il ne s’agit pas du tout de cela mais de la continuité de certains thèmes poétiques ou idéologiques, qui persistent ou reviennent par-delà la diversité des situations. Il est dans l‘ordre des choses qu’à diverses époques des auteurs aient déploré la situation d’exil dans laquelle ils se trouvaient, pour un temps ou pour tout le reste de leur existence. Il est plus surprenant que soient revenues avec insistance les images ovidiennes. On aurait pu imaginer que la diversité des situations effectives susciterait un renouvellement des façons de dire ; or c’est toujours vers Ovide que l’on est revenu, de Du Bellay à Hugo, de Saint-John Perse à Mandelstam, en passant par des poètes dont le nom n’évoque plus un souvenir précis chez la plupart des lecteurs mais qui furent des maillons dans cette chaîne de transmission.
Semblable continuité n’apparaît pas seulement quand parlent les « voix de l’âme ». Ce peut être le regard porté par le poète Claudien (370-404) sur le curieux phénomène de la pierre d’agate : une goutte d’eau enfermée dans un cristal. La continuité ne porte pas cette fois sur une manière de dire mais sur la fascination que suscite cette étrange chose, la formulation d’hypothèses sur l’origine de ce phénomène incompréhensible, l’établissement de liens avec la cristallisation de l’eau qui devient glace. Se laisser porter par la rêverie sur l’étrange destin de pierres merveilleuses comme cette magnétite que décrivait Lucrèce, voir là une correspondance entre l’ordre minéral et l’ordre spirituel, et donc une préparation à la spiritualité, ou au contraire une incitation à adopter le « parti pris des choses », à la manière de Ponge ou de Caillois.
Il y eut un semblable étonnement avec le chant du rossignol, dont on a pu se demander s’il était porteur d’une signification et s’il avait quelque chose de comparable avec la musique ou si les compositeurs pouvaient s’en inspirer, l’imiter ou l’étudier aussi précisément qu’allait le faire Olivier Messiaen.
D’un tout autre genre est la persistance de la confrontation entre les figures de Juvénal et Horace. Pareil débat a quelque chose de récurrent, de même que certaines époques préfèrent Euripide, d’autres Sophocle. Il peut y avoir dans ce jeu des comparaisons quelque chose de convenu, pour ne pas dire de platement scolaire, comme lorsque les lycéens d’autrefois devaient choisir entre Corneille et Racine, entre Voltaire et Rousseau. À chaque fois, l’opposition de deux personnalités est surtout celle des choix esthétiques qu’elles incarnent. S’y ajoute, s’agissant de ces deux poètes latins, la définition d’un genre nouveau : la satire. Est-il acceptable, sinon bienvenu pour un poète engagé, de donner dans la virulence voire la grossièreté ou l’insulte ? On retrouve dans ce débat Ronsard, Agrippa d’Aubigné, le Hugo des Châtiments.
Un autre débat récurrent oppose le patriotisme universaliste au cosmopolitisme, la petite patrie enracinée des Grecs et l’empire infini des Romains dont la langue latine est longtemps restée porteuse. Boccace dit à Pétrarque que ses poèmes latins sont aussi beaux mais plus universels que la Divine Comédie, un grand livre, certes, mais limité par le choix de Dante de l’avoir écrit en « vulgaire ». Écrivant après la découverte de l’Amérique, Montaigne insiste sur le lien entre universalisme revendiqué et mépris pour ceux que l’on tient pour « barbares ». Nous voyons de nos jours combien ce débat est resté vivant.
Un thème commun à la pensée politique des « trois Antiquités, judaïque, grecque, romaine » est l’insistance sur la vertu de clémence que tout pouvoir doit respecter. On peut imaginer toutes les platitudes moralisantes qui ont pu être formulées en ce sens, depuis le De clementia de Sénèque jusqu’’au « Soyons amis, Cinna » mis dans la bouche d’Auguste par Corneille. Plus touchante est la constance de l’image biblique de « la pluie du soir ou de l’arrière-saison » (psaume XVI, 15) qui vient rafraîchir la terre desséchée. Bossuet cite le psaume mais celui-ci avait déjà eu un écho dans Le marchand de Venise. Shakespeare y fait dire à Portia : « La clémence ne se commande pas. Elle tombe du ciel comme une pluie douce sur le lieu qu’elle domine ; double bienfaisance, elle fait du bien à celui qui donne et à celui qui reçoit. Elle est la puissance des puissances. » Même si un Fénelon a pu insister sur l’exigence de punir afin « d’arrêter le cours de l’iniquité », la vraie remise en cause du droit de grâce, la version juridique de la vertu de clémence, est venue de l’instauration du régime démocratique, hostile par nature à ce vestige de la monarchie supprimé (temporairement) par le Code pénal de 1791, adopté l’année où Mozart compose La clémence de Titus.
Plus connue est l’assimilation de la vérité rationnelle à la lumière, une des constantes de la tradition occidentale depuis la République de Platon et le poème de Lucrèce auquel on pensait moins spontanément avant le siècle des Lumières.
Le livre se clôt avec une réflexion sur la notion romaine d’otium chère à Cicéron comme à Sénèque. Le mot est difficile à traduire et la tâche n’est pas facilitée par la référence à la scholè des Grecs. C’est que la notion ainsi formulée est inséparable d’une société divisée entre ceux, pas forcément esclaves, qui travaillent et ceux qui ont le temps de se consacrer à des activités culturelles. Les producteurs et ceux qui ne se soucient pas de produire. Ce n’est pas faute d’un mot adéquat que la traduction d’otium est si délicate, c’est à cause de l’absence d’une réalité de cet ordre qu’on peut juger aristocratique. Ou plutôt, à cause de la surprésence de l’industrie des loisirs. La réflexion sur ce mot latin a au moins le mérite de nous amener à prendre conscience de la différence avec ces loisirs consacrés à dépenser de l’argent pour ne rien faire dans des conditions bien encadrées. La bibliothèque ou la plage ensoleillée.