Depuis une quinzaine d’années, le concept clinique de « pervers narcissique » est entré dans le langage courant. Effet de mode ou révélateur de profondes transformations sociales ? Les deux, répond le sociologue Marc Joly dans une enquête éprouvante sur des femmes victimes de pervers narcissiques et leurs tentatives pour s’en libérer.
« J’ai attendu qu’il y ait péril en la demeure aujourd’hui pour demander de l’aide. J’ai besoin de pouvoir en parler et faire un pas aujourd’hui. Car si mon compagnon ne me tue pas physiquement, il le fera psychologiquement », confie une femme victime d’un pervers narcissique à une association d’aide. De fait, si les pervers narcissiques infligent parfois une violence physique, ils détruisent le plus souvent leur compagne à petit feu, par mille blessures psychologiques, jusqu’à la rabaisser au rang de simple objet. Au terme d’une vaste enquête mêlant sociologie et psychologie, Marc Joly montre que cette violence morale est essentiellement déployée par des hommes incapables de faire le deuil de normes patriarcales en déclin.
Inventée à la fin des années 1980 par un psychiatre et psychanalyste de renom, Paul-Claude Racamier, l’expression « perversion narcissique » connaît un succès foudroyant à la fin des années 2000. Elle est popularisée d’un côté par des journalistes et des experts psychiatres, à l’occasion de procès de criminels sexuels et de tueurs en série, et de l’autre par la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen, dont le bestseller Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien (La Découverte, 1998) s’est vendu à 1 150 000 exemplaires. Dans les années 2010, véhiculée par la presse, par des films, des chansons, des romans et des livres de témoignages, la notion devient un moyen privilégié de dénoncer les violences masculines et conjugales, qui semblent prendre un tour nouveau.
Maniant à merveille les armes psychologiques (mensonges, critiques, accusations, menaces, insultes, humiliations, injonctions paradoxales, chantage affectif, victimisation, culpabilisation, etc.), le pervers narcissique a la particularité de dénier à sa compagne la qualité de sujet de sentiments, de pensées et d’actions propres. La femme prise dans ses rets se trouve systématiquement critiquée, rabaissée, dévalorisée et contrôlée, parfois aussi molestée et contrainte d’avoir des rapports sexuels. Ainsi brisée dans son for intérieur, elle finit par accepter d’être privée de travail, de vie sociale et d’argent. Autrement dit, elle renonce d’elle-même à tout ce qui l’a constituée comme une personne autonome pour se soumettre au bon plaisir de son compagnon. « Le narcissisme de la victime est détruit pour gonfler celui du pervers », écrit Racamier. Le lien d’amour fait place à un garrot étouffant.
Dans certains cas, un déclic survient. Quand le compagnon commence à s’en prendre aux enfants, ou suite à des discussions avec des proches ou des professionnels, ou au terme de recherches en ligne, la femme décide de reprendre sa vie en main. Elle n’a dès lors qu’une seule solution : fuir – ce qui ne met pas forcément fin à son calvaire, car son ex-compagnon peut la suivre, s’introduire de force chez elle, ou revendiquer la garde d’enfants qu’il instrumentalise pour se venger d’avoir été quitté. Dans ce processus de prise de conscience et de reprise en main, la notion de « pervers narcissique » joue souvent un grand rôle.
L’expression permet aux victimes d’amorcer une discussion avec des spécialistes ou des proches, mais elle permet aussi d’alerter en privé ou publiquement sur l’existence du phénomène. L’expression « pervers narcissique » est devenue ainsi un point de ralliement pour les femmes, où elles se retrouvent pour partager des témoignages et des stratégies d’autodéfense. Outre son aura de terme clinique, voilà qui explique le succès de cette expression. Voilà qui explique aussi, en retour, la violence des attaques dont elle fait l’objet de la part de certains hommes, sur les forums, dans les commentaires en ligne, sur les réseaux sociaux et sur les plateaux de télévision.
Les femmes parlant de « pervers narcissiques » sont en effet sans cesse rappelées à l’ordre par des masculinistes, dont le contre-argumentaire est aujourd’hui bien rodé : 1. les pervers narcissiques n’existent pas ou sont très rares ; 2. la catégorie de « perversion narcissique » n’est pas scientifique ; 3. en matière de perversion et de manipulation, les femmes sont « bien plus diaboliques » que les hommes, comme l’écrit un anonyme dans un commentaire sur Amazon. Souvent issus des classes supérieures, sachant manier la plume et tirant parti de l’universalité apparente des catégories psychologiques, ces masculinistes ont remporté une grande victoire en réussissant à inclure les femmes dans la catégorie des « pervers narcissiques » – au point que même Marie-France Hirigoyen, qui a beaucoup fait pour éclairer les femmes sur les violences morales qu’elles subissent, peut écrire qu’« il y a autant de femmes que d’hommes pervers narcissiques », tout en signalant que, dans 98 % des cas de violence conjugale recensés, « l’auteur est un homme ».
Marc Joly montre que les pervers narcissiques sont essentiellement des hommes. La thèse qui est au cœur du livre, et qui en constitue la partie la plus originale, est la suivante : depuis les années 1960, le principe d’infériorité des femmes recule aussi bien dans les textes juridiques que dans les mœurs ; certains hommes, cependant, semblent incapables de se plier aux nouvelles normes d’égalité hommes/femmes ; ne disposant plus de l’appui du droit et de l’opinion publique, illégitimes, minoritaires, désaccordés, ces hommes recourent à des formes de domination insidieuses et déniées, qu’ils occultent derrière un voile de manipulations. La violence symbolique propre au modèle traditionnel de l’harmonie dans l’inégalité, qui pesait de tout le poids des coutumes et des institutions, fait place à une violence morale qui se déchaîne dans l’intimité du foyer, à l’abri des regards réprobateurs. À rebours de nombreuses interprétations féministes, cette violence morale serait donc moins due à la force du patriarcat qu’à son affaiblissement. « La violence masculine qui se perpétue », écrit Marc Joly, est « une violence de dominants en déclin ».
S’inscrivant dans un courant original de sociologues bourdieusiens qui ont entrepris d’étudier des objets autrefois réservés aux psychologues, comme l’anorexie, les rêves ou les enfants surdoués, Marc Joly fait un pas supplémentaire en entreprenant de marier sociologie et psychanalyse. Pour ce faire, il s’appuie sur une enquête de six ans, d’une ambition rare à l’heure où les chercheurs doivent publier vite et beaucoup, qui mêle analyses textuelles, observations ethnographiques, enquête par questionnaire, dépouillement de dossiers de victimes, nombreuses lectures secondaires et entretiens semi-directifs, auxquels s’ajoute une magistrale étude de cas finale.
Hélas, l’auteur peine parfois à canaliser ce matériau foisonnant et délaie un peu sa thèse principale dans les répétitions et les considérations hors sujet, comme nous le verrons. Le livre peut en outre rebuter par la sécheresse du style, la technicité du jargon et les accumulations d’abstractions, qui donnent des passages comme celui-ci : « La violence morale à base de rage narcissique maritale » est « délégitimée par la norme sociopsychique générale de communication réflexive et d’épanouissement symétrique. »
Le livre souffre également de traiter le patriarcat comme une simple « toile de fond ». Marc Joly ne se penche pas sur les évolutions qui l’ont affaibli (progrès de l’éducation, entrée massive des femmes sur le marché du travail, mobilisations féministes, etc.), alors que ces paramètres pourraient éclairer les violences exercées par les pervers narcissiques (par exemple, ces violences touchent-elles davantage les femmes éduquées, les femmes ayant un travail et les féministes ?). L’auteur ne consacre, par exemple, qu’un simple encadré à l’histoire du patriarcat et de ses protections légales en France. Il n’analyse pas le rôle et la signification du patriarcat selon la classe sociale des membres d’un couple (la classe sociale reste un paramètre secondaire dans la plus grande partie du livre). Et il évoque sans les analyser, peut-être parce qu’ils contrarient sa thèse d’un patriarcat déclinant, les multiples canaux par lesquels la logique patriarcale continue d’irriguer institutions et représentations, et grâce auxquels les pervers narcissiques peuvent compter sur l’appui des travailleurs sociaux, des policiers et des gendarmes, des experts médico-psychologiques, des avocats et des juges.
Enfin, le positionnement de l’auteur me semble poser problème. Marc Joly confie dans les remerciements qu’un sentiment de révolte l’a « souvent envahi » durant son enquête, et la lecture des terribles témoignages qu’il présente, notamment de la biographie qui occupe la dernière partie du livre, bouleversera sans doute les plus endurcis des lecteurs. Mais s’ils doivent savoir faire preuve d’empathie à l’égard des personnes sur lesquelles ils enquêtent, les sociologues doivent également rester aussi impartiaux que possible. Ce n’est pas le cas ici. Marc Joly se place en effet entièrement du côté des victimes et des femmes qui les aident, au point de n’avoir pas interviewé un seul pervers narcissique, comme s’il avait eu peur de trahir la cause des victimes en donnant la parole à des bourreaux.
Revendiquant ses convictions féministes, volontiers militant, Marc Joly va jusqu’à affirmer que la « symétrisation réflexive des besoins, désirs et émotions de chaque partie prenante » au sein d’un couple est « la seule norme de régulation des relations intimes socialement praticable et logiquement concevable », alors que bien d’autres normes conjugales ont été et sont encore pratiquées et conçues, quels que soient les jugements que l’on porte sur elles. Le rôle de la science, rappelons-le, n’est pas de juger ou de promouvoir un modèle de comportements, mais de comprendre.
Ce manque de distance explique sans doute en partie l’épaisseur du livre – l’auteur, à cet égard, aurait peut-être gagné à ne pas être son propre éditeur et à ne pas publier le livre dans sa collection. On sent son admiration pour Paul-Claude Racamier, à qui il consacre trois chapitres et une annexe retraçant la genèse du concept de « perversion narcissique », même si ces pages n’expliquent guère la trajectoire de cette expression, qui a tant échappé à son inventeur que même ses disciples proclamés la tordent en tous sens. On sent également l’attachement de Marc Joly à l’association d’aide aux victimes de violence morale intrafamiliale au sein de laquelle il a enquêté, à sa présidente, à ses psychologues et à ses stagiaires. Voilà peut-être pourquoi il consacre à ces femmes plus de cent pages qui éclairent souvent davantage leurs tâches et leurs difficultés que son objet d’étude. On se dit ainsi, en refermant ce livre difficile et souvent passionnant, qu’il aurait pu compter 150 pages de moins sans perdre en intérêt ni en richesse.