Les lecteurs français ont trois portes principales pour découvrir Tomas Venclova, grand poète lituanien né en 1937. La première s’appelle Nord magnétique : c’est un long entretien mené par Ellen Hinsey, une porte en chêne massif dont les panneaux déroulent une éducation européenne d’exception. Les deux autres ont été taillées dans un bois local, disons le bouleau. Ce sont les deux recueils de Venclova traduits en français : Le chant limitrophe, qui réunit des vers écrits entre 1961 et 2005, et Le bois des Euménides, dont la plupart des poèmes ont été composés en ce XXIe siècle.
Le bouleau est un arbre fin, qui s’élance vers le ciel et couvre d’immenses étendues de l’Europe septentrionale dont la Lituanie est un des cœurs battants. « Le cavalier à Sejny », par exemple, écrit à la mémoire de Nikolaï Goumiliov, marié à Anna Akhmatova, pénètre au cœur de la forêt polono-lituanienne et de la guerre dès le premier vers : « Dans la boulaie où la neige a fondu… ». Aussitôt le mot « boulaie » rayonne, si évocateur de ce « Nord magnétique », boisé, froid, de ces forêts de troncs blancs à la géométrie picturale, tapies des cicatrices de conflits mondiaux et locaux. Ce jour-là, en 1915, Nikolaï Goumiliov fut épargné par la guerre mais il sera accusé de complot contre-révolutionnaire et fusillé en 1921.
Tomas Venclova est né vingt ans plus tard dans ce cruel XXe siècle : en 1937, à Klaipéda, à l’extrême ouest de la Lituanie, au bord de la Baltique : « Frontière ou seuil de l’Europe, / ces côtes plates, ces marais jadis engraissés par les os des Borusses, des Wendes et des Lives. / Catalogues du passé : nach Osten, Westen, fuites, / vaisseaux coulés, impitoyable pression de la mer sur les conteneurs d’ypérite. »
La conversation avec Ellen Hinsey est une impressionnante plongée dans ces « catalogues du passé » lituanien, dont il nous faut résumer la partie la plus récente. La Lituanie n’a été indépendante qu’après la Première Guerre mondial, mais sans Vilnius, intégrée à la Pologne et elle a bénéficié d’un régime démocratique de 1918 à 1926. Elle fut ensuite menée par un dirigeant autoritaire et nationaliste, Antanas Smetona, en conflit violent avec Hitler. Jusqu’en juin 1940, quand elle fut envahie par les Soviétiques à la faveur du pacte Ribbentrop-Molotov. Les déportations soviétiques qui ont eu lieu en 1940 sont une blessure profonde, aujourd’hui encore. Les Lituaniens qualifient souvent ces déportations de « génocide » ; Venclova, lui, préfère le mot « stratocide » pour désigner la volonté stalinienne d’éliminer les strates de la société que le tyran jugeait menaçantes.
Le terme mérite une pause ; il permet de prendre la mesure de ce qui s’est joué en Lituanie en 1940, puis en 1941 avec l’occupation par les nazis, puis en 1944 avec le retour des Soviétiques. Quelques chiffres glaçants achèveront ce résumé. Déportations, guerre, Shoah, résistance : la Lituanie a perdu près d’un sixième de sa population, dont presque la totalité de sa population juive et une grande partie des intellectuels, deux groupes qui, ajoute Venclova, auraient pu contribuer au renouveau démocratique après la mort de Staline en 1953.
La famille de Tomas Venclova, intellectuellement privilégiée, a néanmoins été épargnée. Le père de Venclova était un poète reconnu, mais ce n’était pas un dissident ; c’était un personnage officiel de la Lituanie soviétique dont il présida l’Union des écrivains de 1954 à 1959. Le fils témoigne d’une éducation policée, riche, d’une sensibilité familiale de gauche, croyant longtemps en l’espoir que représentait le communisme, mais empreinte d’un lancinant désarroi et de doutes. Tomas Venclova ne condamne pas son père. Il condamne l’ennui, la tristesse, le délabrement, le « conformisme abject » du soviétisme.
Dans Nord magnétique, peu à peu, au fil des réponses, il fait part de sa prise de conscience du mensonge soviétique et de sa renaissance intellectuelle, de sa découverte de la philosophie religieuse, entre autres, qu’il doit beaucoup à une amie, Natacha Trauberg, fille du cinéaste Leonid Trauberg, jugé « cosmopolite irréformable ». Ce long processus de dessillement lui a valu de lire, voire de traduire, Orwell, Huxley, Ionesco, mais aussi les très catholiques Thomas d’Aquin et Chesterton, et les très expressifs John Donne et Dylan Thomas.
Comme d’autres avant lui, il montre à quel point, en Europe orientale, les réseaux d’amitié formaient une « société alternative », même si, en Lituanie, ne demeuraient que des « petits îlots ». Des variations existaient d’un pays satellite à l’autre, des poches de liberté plus ou moins empêchées et sanctionnées. De la situation lituanienne, Venclova rend compte avec une infinité de nuances et de particularités dues à l’histoire, à la géographie, aux affinités personnelles, à la langue. Les lecteurs familiers du monde soviétique reconnaîtront la valeur qu’avait la traduction : traductions qui servaient de gagne-pain, traductions passées sous le manteau, traductions de traductions, traductions approximatives qui valaient mieux que rien : l’imagination, la soif de savoir et de beauté comblaient les défauts.
Régulièrement, le poète, qui enseigna à Yale après avoir été « invité » à émigrer, se fait pédagogue et exégète hors pair, explicitant avec une extrême précision en quoi la poésie des rois et des reines de la métrique russe fit œuvre de résistance. Non seulement il évoque la personnalité de Brodsky, de Mandelstam, de Pasternak, d’Akhmatova… dont beaucoup furent des amis proches, mais il livre des analyses magistrales de leur prosodie et de la puissance qu’elle recèle, de l’aptitude de leurs vers à préserver ce que le pouvoir au-dessus d’eux s’efforça d’annihiler, de l’intimité du lien entre forme et ethos. Vaillance, ténacité : c’est ainsi qu’il définit la force morale qu’il fallait pour répondre à la broyeuse totalitaire.
Bien sûr, il évoque ses pairs lituaniens, et s’arrête sur leur langue qui possède des terminaisons disparues dans les autres langues indo-européennes. Souvent le lituanien a une syllabe de plus que le russe, un défi pour convertir une musique en une autre. Ailleurs, il précise qu’entre les deux guerres le lituanien était un idiome à la fois archaïque et très jeune, un mélange de dialectes qu’il fallut harmoniser et fixer. Il évoque non seulement un devoir patriotique, mais un immense plaisir de création et une entreprise comparable à celle de la renaissance de l’hébreu en Israël.
Il compare également la sonorité de la langue lituanienne à celle du grec d’Eschyle et d’Homère : les références hellènes sont en effet nombreuses dans ses vers. Pour Venclova, ces renvois avaient aussi l’avantage de détourner l’attention des censeurs, de déporter dans le temps la dissidence et de jouer avec un symbolisme caché. L’enjeu était grave, il s’agissait de garantir la survie d’une partie de la mémoire de l’humanité. « Ma génération partageait la conviction que nous avions une tâche à accomplir. La chaîne de la mémoire culturelle avait été brisée et devait être restaurée », dit-il.
La lecture de ses deux recueils traduits en français est l’occasion de poursuivre cette chaîne et de découvrir une poésie libre, pensive, particulièrement bien traduite et éditée puisque les deux livres cités sont assortis de notes qui donnent les clés indispensables. De la Grèce antique à la Russie et ses rebelles vassaux, la route est moins longue qu’il n’y paraît. L’avant-dernier poème du Bois des Euménides s’intitule « La campagne d’Azov » ; il commémore la prise de la forteresse turque d’Azov, ainsi que le siège de Marioupol en 2022. « La mort est jeune, écrit le poète. Il lui faudra du temps / pour se parfaire et atteindre son but ; / seulement à la cinquième tentative / le corps succombe à un éclat d’obus. »