Dans son troisième roman, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, l’écrivaine et plasticienne Gabriella Zalapì raconte, du point de vue d’une enfant, deux années au cours desquelles elle a été brutalement séparée de sa famille. On plonge dans deux ans de cavale dans la fin des années de plomb d’un père pris dans sa folie et d’une fille elle conquière la désobéissance sans laquelle elle ne pourrait sauver sa peau.
On est en mai 1980, et il n’y a rien qu’Ilaria aime autant faire que le cochon pendu, sentir le haut de son corps « suspendu dans le vide », et savourer l’instant où le vertige la saisit. Lorsque ses deux mains retrouvent le « noir de l’asphalte », la peur est vaincue, et elle pense, victorieuse, à Nadia Comăneci. C’est à peine quelques secondes avant ce retour à la terre ferme que son père surgit un matin à l’improviste et l’emmène. Lorsqu’elle saisit sa main pour le suivre, les deux pieds de nouveau sur terre, la petite fille remarque que cette main est moite.
Les voilà partis tous les deux, en voiture. Le père a la voix « tranchante », fume, conduit nerveusement. Direction la frontière franco-italienne, Turin. C’est le début d’une longue traversée, comme une fuite en avant qui n’a d’autre objectif qu’un retour en arrière, le retour à la famille disparue, ce que Fulvio ne peut se résigner à admettre, espérant probablement, en enlevant l’enfant, faire réagir la mère. En se consumant dans la folie d’imaginer que cette femme dont il est séparé pourrait de nouveau l’aimer, il entretient un délire dont Ilaria fait partie et que l’on suppose être, en partie du moins, une monnaie d’échange. De cabines téléphoniques en bars, le voyage est ponctué de coups de téléphone anxieux, pendant lesquels la petite fille attend, se tient prête sans savoir à quoi elle doit être prête. Parfois son père lui passe le combiné pour qu’elle parle à sa mère :
« Alors, tu le lui dis ?
Quoi ?
Ce que tu m’as dit.
Quoi ?
Que tu la détestes.
Qui ?
Ta mère. Dis-lui que tu la détestes.
Papa est menaçant. Je ne respire plus. »
Au fil des jours, l’écart se creuse entre Ilaria et les personnes qu’elle observe, depuis la voiture, ou sur des aires de stationnement : « Des gamins courent. Attention, regarde avant de traverser ! crient leurs mères. Les familles qui défilent me paraissent parfaites, lavées, coiffées, repassées, elles vont quelque part de précis. Où allons-nous ? » Ilaria se voit privée du quotidien de l’enfance, si précieux, pour se retrouver ballotée dans des mouvements imprévisibles qui pourtant ne cessent de se répéter, l’arrivée dans un endroit inconnu, une chambre parmi tant d’autres prêtée dans un bar, ou un hôtel, un couple d’amis, la grand-mère paternelle… Les heures passées en voiture représentent bien la manière dont l’enfant est contrainte, immobilisée, et pourtant prise dans une fuite en avant contre laquelle elle ne peut rien, subissant en silence les incertitudes et les angoisses : « La chambre devient un trou à temps. On ne sort plus. Papa ne dort plus, se tourne et se retourne dans son lit, allume la lumière, parle seul, crie, m’interdit de lui répondre… Il dit ça entre ses dents. Il fume beaucoup. L’air de la chambre est irrespirable. Je serre Birillo contre moi et remonte le drap sur nos têtes. Depuis ma tentative de parler à Maman, depuis que la dame du standard m’a vendue, Papa boit beaucoup et me regarde, méfiant. Il dit que je l’ai trahi, qu’il ne me fait plus confiance. Il dit, Telle mère, telle fille. »
Dans un état de vigilance permanente, Ilaria remarque tous les signaux qui la renvoient au caractère anormal de la situation. Et ce dès le moment où elle note la moiteur de la main de son père. La langue du récit restitue cette attention de la petite fille au réel, sa très grande sensibilité à ce qu’elle voit, à ce qu’elle entend : « Depuis quelques semaines, Papa s’excite pour un rien. Il dit qu’il ne supporte pas l’hiver, qu’il ne supporte pas le manque de lumière. Des fois, sa colère est telle que je vois voler des boules de pétanque au-dessus de ma tête. Je frissonne, je me bouche les oreilles. L’autre jour, il m’a appelée comme Maman, Antonia. » Vue à hauteur d’enfant, la situation gagne en tragique et paradoxalement en légèreté. Une distance s’installe grâce au regard que pose Ilaria sur le monde qui l’entoure, par la très grande attention qu’elle porte à ce qu’elle voit, ce qu’elle sent. Le récit est parfois quasiment photographique, et l’écrivaine lui donne cette simplicité grave du regard de l’enfant qui voit tout, qui remarque tout, mais qui pour autant, dans cette gravité de l’observation et de l’intuition, sait aussi se parer de la légèreté et de l’innocence propres à cette période de la vie.
La prose simple de Gabriella Zalapì et la manière dont elle utilise l’ellipse, les blancs qu’elle laisse sur la page, une forme de concision également, donnent une très grande intensité au récit. La parole intérieure de la petite fille décrit incessamment son père, qu’on ne connaît que par son truchement, et par les télégrammes qui sont restitués dans la narration : « Ton téléphone fonctionne parfaitement. STOP. Pourquoi bloquer le contact. STOP. Le père de tes enfants. STOP. » Alors qu’elle est la narratrice, c’est le silence d’Ilaria qui nous étreint. Et en écho, celui de cette mère dont on peut deviner l’angoisse et le désespoir alors qu’elle sait sa fille livrée à cet homme qui ne peut s’intéresser à rien d’autre qu’à son obsession pour Antonia.
Ilaria ou la conquête de la désobéissance confirme l’immense talent de Gabriella Zalapì, qui sait aller au plus intime sans jamais trahir ses personnages, et sans jamais se trahir elle-même. On imagine combien la petite Ilaria a accompagné l’autrice dans l’écriture de ce récit qui rappelle que l’enfance, prise dans l’impuissance face aux adultes et à leurs passions délirantes, possède pourtant une puissance de vie incommensurable. Incontestablement, l’écriture ici en témoigne avec force.