« Aimez Gil », affirme d’entrée de jeu le deuxième roman de Shane Haddad. Il y a dans cet impératif toute l’urgence qui traverse son écriture : non pas tant de dire, mais d’exprimer une émotion et finalement de vivre. Les personnages prennent chair par leurs manifestations pures, à travers la perception de Gil, qu’il nous est donné d’expérimenter. Aimez Gil porte une voix tragique et flamboyante tout entière tournée vers la construction d’une langue qui, sans jamais se perdre à discourir, sait nous faire ressentir, et avec force !
D’emblée, la narratrice, Gil, s’offre à nous de biais. Parce qu’elle est objet, et non sujet, du titre, et parce que son nom ne nous est pas connu d’emblée. C’est que sa voix se caractérise par une immédiateté de parole, à l’image de la première phrase du roman : « que veux-tu que je te dise », qui signale le refus de tout discours argumenté et articulé au service d’un propos dont le roman ne serait finalement que le prétexte. Pour le dire autrement, la voix du personnage est radicalement étrangère à celle de son autrice et c’est bien là ce qui donne au roman toute son intensité.
La trame du roman est assez simple : du deuil initial, la narratrice déroule les souvenirs du mort, ceux d’une relation, d’un triangle amoureux et d’une tentative d’échappée aux allures de road trip. Les souvenir de Gil sont flous et le lecteur, qui tant bien que mal essaie de saisir au vol les informations, peine à reconstituer un fil narratif avec exactitude, mais le faut-il seulement ? La force d’Aimez Gil est précisément de refuser ce fil, forcément artificiel et surtout étranger à la profusion de la vie, et c’est précisément pourquoi, malgré l’ambiance sombre et angoissée du livre, on peut sortir de sa lecture marqué surtout par son énergie et sa puissance.
Il y a toujours quelque chose de touchant, quand on est jeune soi-même, à lire les écrivains de sa génération, surtout quand leur écriture se fait porteuse d’un réel souci d’innovation formelle et refuse tout poncif sur cette catégorie discutable et artificielle qu’est la « jeunesse ». Ce souci, que l’on retrouve chez des écrivains comme Simon Johannin ou Léna Ghar, laquelle nous offrait il y a un an un somptueux premier roman, se révèle absolument salvateur. C’est que les librairies ne manquent pas d’essais sur les « jeunes » et autres « générations », marqués au choix par la crise climatique, le chômage, ou simplement une forme nouvelle de « mal du siècle », comme si le monde présent et le système capitaliste n’offraient leur horreur et ne pesaient de leur poids que sur la jeunesse, la seule jeunesse et toute la jeunesse.
« Être jeune tardivement maintient jeune longtemps. Ce n’est pas chez les jeunes qu’il faut chercher la jeunesse », écrivait Nietzsche dans ses Fragments posthumes. Si jeunesse il y a, elle ne peut être ni une catégorie sociale ni un groupe rendu artificiellement homogène par les statisticiens. Elle est une disposition du corps – presque indépendante de l’âge –, une sensibilité au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire une manière qu’a le corps de réagir et de s’incorporer le monde qui l’entoure.
C’est ainsi qu’il faut lire Aimez Gil, dont chaque page s’offre comme une déclinaison de l’impératif initial : à la fois prière inquiète et pulsion. C’est que le roman, qui ne disserte pas, évite également l’écueil d’une idéalisation d’un âge que l’on se représente volontiers heureux ; et il se confronte à la mélancolie, à la dépossession et finalement au tragique. « On perd l’extérieur, on perd la population, on perd tout ce qui se passe en dehors de la maison. Sans travail, sans objectif. » Toute vie, par ses accidents ou plus prosaïquement par le temps qui passe, est une perte et c’est cette perte que se propose de saisir Shane Haddad. « Chaque matin je vous vois et je m’accroche, je m’englue, je me tais. Je vous regarde. Et je m’échappe pour courir sur les chemins de cette terre sauvage. » C’est dans l’agencement même de ses phrases, dans le travail de la langue, que se sent l’art de l’écrivaine, bien plus que dans la narration.