Le premier livre d’Abigail Assor nous menait dans la Casablanca des années 1990 aux côtés de deux amoureux. Son deuxième roman, La nuit de David, diffère par ses ambiances et sa narration, mais on y retrouve la même écriture précise et évocatrice, mêlant doux gestes et piques cruelles. À travers les enfants Olive et David, qui s’inventent des échappatoires pour continuer d’être ensemble, elle poursuit le portrait de personnages aux horizons mentaux singuliers, dont elle aime à penser le rapport aux autres et à la liberté.
Vingt ans après cette « nuit coupable » qui les a séparés, elle et son frère jumeau David, Olive continue d’en être hantée. Elle souhaite nous en partager « les étapes absurdes », que l’on comprenne ce qu’il s’est passé. Mais il faut d’abord en passer par « les souvenirs enfouis des années qui [l’ont] précédée », qui comptent aussi dans ce « drame ». Olive a de nouveau six ou sept ans, elle monte et descend, sort de cette « maison entourée de bouleaux, jolie et perchée sur un roc escarpé qui [donne] sur le Loing ». Plus loin, il y a la gare et ses trains qui passionnent tant David.
Depuis le regard d’Olive se compose le décor, depuis les gestes remémorés se déroulent des scènes. On rapetisse. Abigail Assor a ce pouvoir, qui en appelle à l’évocation (la balançoire, le verre de jus de fruits, le château de sable…), de nous ramener en enfance. On se glisse entre Olive et David, au milieu des jeux, entre leurs deux lits, dans leurs sauts et leurs courses. Là, les ombres sont plus grandes que nous, et le temps s’arrête sur des petits riens qui sont tout. Prêts pour écouter l’histoire, saisir la relation très spéciale qui unit David et Olive. « Ce que nous étions parlait plus fort que nous. » Ils font ensemble et pareil, rient, chuchotent, se protègent, s’inventent des vies qu’ils partagent. Parlent une langue commune, « Barbapapa », qu’ils sont les seuls à comprendre. Prêts pour saisir aussi leurs différences. Olive ne met pas tout son cœur dans une passion comme David, David n’essaie pas d’être comme on voudrait qu’il soit, Olive ne tente pas d’escalader la grille de la porte d’entrée, David ne sacrifie pas sa poésie et son imagination à la réalité, Olive n’exprime pas sa frustration en hurlant.
De ces différences, on conclut assez vite que David est sans doute atteint de quelque handicap mental ou trouble du spectre autistique. Cela expliquerait ses « retards » et ses « obsessions », et surtout « son diable », cet état de son être qui nous le montre « enfant-bélier », criant, rugissant, cassant, tapant. Mais Abigail Assor ne nous met sur aucune piste médicale. Ce n’est pas ça qui l’intéresse. Ce n’est pas là qu’elle nous attend, et on l’en remercie. Emmené par son écriture à la fois précise et aérée qui nous fait avaler le doux comme l’amer, on s’enfonce plus loin dans ce récit nocturne qui a, comme Aussi riche que le roi, quelque chose d’un anti-conte. Ce qu’il faut voir, ce n’est pas le comportement a priori problématique de David, c’est tout le reste : qu’est-ce qui engendre, qui engendre les réactions qui sont les siennes ? « Il faut imaginer ça : un enfant lancé dans une course furieuse entre les fauteuils et les vases d’une maison pour ne pas se laisser engloutir par elle. » Le corps de David se heurte aux frontières, se heurte à sa mère. S’il cherche à s’enfuir, s’il veut devenir un train, s’il résiste, c’est pour la fuir, elle et cette « famille de publicité » qu’elle ne se lasse pas de vouloir faire tenir.
Le problème est donc du côté de cette mère qui adule sa fille et traite son fils de « fou », de « diable » – ce mot-là dans la bouche d’Olive est en fait le sien ; de ce père hors sol et désolidaire qui s’écrase et ne pense qu’à ses inventions ; de cette grand-mère envahissante et donneuse de leçons. À mesure qu’Olive revient sur certains événements marquants et à même de traduire cette « maison bancale », cet « ordre familial sclérosé », le tempérament de David ne nous semble plus si étrange. Ça étouffe, ça ment, ça empêche ici. David crie pour toutes les colères, frustrations et non-dits. À la magie de l’enfance se heurte cette réalité tout adulte et toute pourrie de rêves déchus, de craintes, d’empêchement à vivre, de « faiblesse d’esprit ». Bien sûr, ça donne envie de tout casser. Taillader au marqueur noir ce monde où l’on félicite les mères pour leurs enfants qui n’en sont plus, calmes, effacés, vidés. Comprendre David, ne pas en faire le « coupable éternel », serait pour sa mère lever le voile sur son propre drame. Cela paraît impossible. La logique veut que plus les gestes de David sont violents, plus il est coupable, et plus il est coupable, plus il faut sévir. « Un jour, Olive, je deviendrai un train. » Pour David, quoi d’autre que cette vérité-là et la perspective d’y donner vie, seule consolation.
Le roman s’ouvre et se ferme sur les mêmes vingt-cinq lignes. Olive et David, « petits diables », « petits dieux », dansent à l’unisson dans le hors-temps d’un rêve. Il faut bien une image, belle, cruelle, pour s’opposer à la « nuit », et rêver une autre histoire.