Dans Le dernier rêve, on découvre à travers douze récits un Almodóvar qui conjure dès ses dix-huit ans des images frappantes et crée les atmosphères, les situations et l’esthétique qui deviendront sa signature : l’enthousiasme, la démesure, le genre et ses frontières, les femmes et notamment les mères, la religion, bien sûr, omniprésente, menaçante, et d’un noir qui contraste avec les couleurs bigarrées de son imaginaire. Un tourbillon étincelant au parfum de movida.
Une fois n’est pas coutume, commençons par évoquer la splendide illustration de couverture du Dernier rêve de Pedro Almodóvar, un portrait signé Javier Jaén qui condense en une seule image la créativité et la poésie du cinéaste espagnol. C’est une parfaite porte d’entrée aux douze textes de ce recueil, qu’on pourrait considérer, d’après ce que l’auteur déclare dans sa préface, comme une « autobiographie morcelée, incomplète et quelque peu cryptique », mais où l’on découvre surtout une fascination certaine pour l’acte d’écriture et la figure de l’écrivain.
Plusieurs récits traitent de la question : Souvenir d’un jour vide, une lecture commentée du Parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani, où il détaille ce que l’écriture signifie pour lui et la vision du monde qu’elle induit ; Un mauvais roman, qui présente avec humour – mais non sans profondeur – des différences entre cinéma et littérature, et où Almodóvar affirme que, sauf exception, les bons livres font de mauvais films : « Dans un scénario, on doit juste expliquer l’action, c’est-à-dire Untel ouvre une porte. Dans un roman, pendant ce court moment (l’instant où l’homme s’avance vers la porte), on peut raconter toute l’histoire du personnage et son rapport au monde. On peut raconter n’importe quoi. »
Ces textes ont le mérite d’éclairer la façon dont Almodóvar conçoit son métier de cinéaste, mais ils révèlent en outre à quel point ses différentes activités se sont interpénétrées et nourries les unes les autres au fil du temps. Certains de ces récits ont été portés à l’écran des années après leur genèse, ou, comme il le déclare, finiront par l’être un jour. On ne s’étonnera donc pas qu’ils partagent avec ses films une facilité déconcertante à produire des images frappantes et transgressives, mais aussi des thèmes récurrents, en particulier la religion. Ainsi, malgré son sujet plutôt glauque (les prêtres qui violent des petits garçons soumis à leur autorité), La visite, écrit au début des années 1970 et dont il tirera longtemps après La mauvaise éducation, laisse filtrer le désir de vivre et de s’affirmer qui anime le jeune auteur désormais madrilène en cette fin de dictature franquiste. Ce texte, qui ouvre le recueil, c’est du proto-Almodóvar, et on y sent la même pulsion organique pour les images christiques que dans une phrase de sa préface écrite cinquante ans plus tard : « Je me revois dans le patio de la maison familiale […] en train de taper sur une Olivetti […] à côté d’un lapin écorché et suspendu à une corde en guise de tue-mouches des plus répugnants ». Bien sûr, Almodóvar a évolué, mais le cœur de ce qu’il est n’a pas changé, et il est touchant de ressentir cette continuité à la lecture de ces récits, comme un reflet de celle que nous avons pu éprouver en tant que spectateurs de ses trente films.
Le plus beau texte du recueil, le plus poignant, est certainement celui qui lui donne son titre : Le dernier rêve. Ces six pages, signées Pedro Almodóvar Caballero [1], racontent sa dernière rencontre avec sa mère, en compagnie de son frère, trois heures avant son décès, et sont un hommage à tout ce que son imaginaire doit à cette dernière. Ces lignes émouvantes, sans artifices ni jeux de manche, nous montrent un auteur différent, moins flamboyant, plus apaisé, peut-être l’écrivain qu’il aurait pu être si la vie ne l’avait pas emmené ailleurs. Mais Le dernier rêve, avec sa beauté grave et sereine, ne dépare pas au milieu des autres textes, au contraire, il dévoile une nouvelle facette de cet artiste protéiforme, qui à soixante-quinze ans demeure hyperactif. Ainsi, au cours du seul mois de septembre, il vient de recevoir le Lion d’or à la Mostra de Venise pour son premier film anglophone, La femme d’à côté, et organise une expo photo à Madrid, « Madrid, Chica Almodóvar », où il ouvre ses archives personnelles pour illustrer son histoire d’amour avec cette ville.
À la vue de tout cela, il semble se dégager une constante dans le travail de Pedro Almodóvar, qui repose sur sa faculté à créer des personnages et des situations étranges, à la marge, puis à nous les faire comprendre et aimer. Il sait trouver la beauté dans l’imperfection, célébrer la différence et montrer les individus sans les juger, ou en ne les jugeant que d’un œil bienveillant, malgré leurs défauts et leurs avanies. Bien sûr, il sait filmer les femmes, mais aussi les écrire, ce qui, en définitive, n’étonnera pas grand monde. Et puis, il y a l’Espagne, et, de toute évidence, la fibre émotionnelle qui le rattache à ce pays est aussi prégnante dans ces textes que dans le reste de son œuvre. Bref, que l’on soit fan d’Almodóvar ou simplement curieux de découvrir l’imaginaire d’un artiste majeur de ces cinq dernières décennies, ce recueil drôle, poétique et exubérant est incontournable.
[1] En Espagne, on porte le nom de famille du père suivi de celui de la mère, mais Almodóvar ne l’a pas fait pour sa personnalité publique.