Au cinéma, les choses se déroulent en général de la façon suivante. Certains corps sont manifestement plus jeunes et plus beaux que d’autres. Ces corps appartiennent en général à des acteurs ou des actrices plus célèbres que leurs partenaires moins jeunes et moins beaux. Plus célèbres et mieux rémunérés. Mieux rémunérés, donc mieux entretenus et donc encore plus beaux et encore plus jeunes.
C’est en général autour de ces corps que s’organisent non seulement la circulation des regards mais aussi la narration et même le film en son entier. Parce que ces corps suscitent des désirs, et que ces désirs mettent en branle des histoires qui vont permettre à ceux-ci d’arriver à leurs fins ou, au contraire, semer d’embûches leur chemin. Tout cela, qui est connu, a pu donner lieu à des films sublimes. Parmi eux, restent sans doute inégalables ceux de l’âge d’or hollywoodien, avec leurs stars et leurs sbires, leurs femmes fatales et leurs jeunes premiers. Mais aussi avec leurs servitudes et leurs destins brisés. C’est justement à cause de ces servitudes et de ces drames, comme de l’impitoyable hiérarchie des regards et des désirs – entre les âges, entre les beautés, entre les genres… – qui y a cours, que ce cinéma se trouve aujourd’hui remis en cause.
Le cinéma de Guiraudie a toujours possédé une qualité précieuse, sensible surtout dans la malice de ses dialogues : le bon sens.
Nul ne doute plus à présent qu’un autre cinéma est possible. Depuis quelques années, celui-ci est porté par des réalisatrices qui s’emploient à déranger la hiérarchie dont le male gaze – en résumé : la sexualisation systématique des personnages féminins par le regard masculin – n’est que l’aspect le plus volontiers évoqué. Mais il n’y a aucune raison que la remise en cause ne soit pas également portée par les hommes. L’un d’eux y travaille depuis vingt-cinq ans. Avec autant d’extravagance que de ténacité, d’audace que de bonhomie. Cet homme est aveyronnais, homosexuel et communiste. À ces trois qualificatifs, il se pourrait qu’il vienne d’ajouter un quatrième pour le moins inattendu : croyant. Cette semaine, sort son septième long métrage, inspiré d’épisodes tirés de son deuxième roman. Le film ne dure que 1 h 43 mais le livre compte plus de mille pages. Le premier a pour titre Miséricorde et le second s’intitule Rabalaïre. Deux beaux mots pour deux merveilles. L’homme s’appelle Alain Guiraudie. Il ne serait pas exagéré d’avancer qu’il est le plus grand cinéaste français en activité.
Guiraudie a commencé par mettre en scène des héros aux noms impossibles traversant à toute vitesse des paysages revisités à la poursuite d’un trésor ou d’une potion qui n’existent pas. Ce fut sa première politique, celle de Du soleil pour les gueux (2001) et de Voici venu le temps (2005) : la politique d’un cinéma à la fois radical et fantaisiste. Il a ensuite filmé, avec une franchise que personne – en France en tout cas – n’avait osée avant lui, la sociabilité sexuelle entre gays. Ce fut sa deuxième politique, celle du Roi de l’évasion (2009) et surtout de L’inconnu du lac (2013). Politique à la fois ensoleillée et sombre, où rôdent le meurtre et la loi, ainsi que le soupçon qu’il y aurait d’autres façons d’aimer que l’homosexuelle.
Miséricorde marque le temps de la troisième politique guiraudienne. Plus de lieux ni de noms inventés, ni trésor ni potion : juste un village du Gard un peu à l’abandon, Saint-Martial, où s’attarde un jeune homme banalement prénommé Jérémie revenu là pour enterrer son ancien patron. Plus de sexe non plus, à l’exception d’un seul, certes tendu, qu’on apercevra deux secondes, la nuit, dans l’ouverture d’une porte. La troisième politique est sans doute celle vers laquelle Guiraudie se dirigeait depuis le début. C’est celle, à mille lieues de tout usage moral et cinématographique, d’un monde où n’importe qui se mettrait à désirer n’importe qui. Sans aucune considération d’âge ou d’allure, de genre ou de rang. Et sans jamais avoir besoin d’offrir à ce désir la moindre justification. Sans nécessité aucune, autrement dit, d’inscrire ce désir à l’intérieur d’un quelconque scénario. Déjà, Le roi de l’évasion et L’inconnu du lac se demandaient ce qu’il arriverait si tout le monde couchait avec tout le monde. On sentait que cela faisait envie, mais aussi peur. Avec Miséricorde, on y est, sauf que le sexe n’existe plus que sous la forme du désir. Tout reste donc ouvert. Même l’amour physique ne vient plus refermer le cercle.
Le cinéma de Guiraudie a toujours possédé une qualité précieuse, sensible surtout dans la malice de ses dialogues : le bon sens. Quand deux de ses personnages discutent, on croirait entendre deux cowboys de western devisant lors d’un bivouac. Tantôt ils se disent des platitudes avec l’air stupéfait, tantôt ils échangent benoîtement des propos improbables. Guiraudie applique ce bon sens à tout. Il l’applique en particulier à un registre où il a a priori peu de place : le désir. Désirer, chez lui, est ce qu’il y a de plus naturel et de plus simple. Désirer un homme ou une femme, hier son patron et aujourd’hui la veuve de celui-ci, le beau comme le laid, l’ancien comme le neuf…
Les quelques personnages qui peuplent Miséricorde n’ont rien de spécial : il sont, comme chacun sur cette terre, à la fois singuliers et quelconques. Il y a d’abord un jeune homme certes mignon mais dont la beauté n’égale pas celle de l’apollon de L’inconnu : c’est Jérémie, interprété par Félix Kysyl. Il y a Martine, une veuve plus toute jeune jouée par la grande Catherine Frot. Il y a le fils de Martine, ancien camarade de Jérémie, figure patibulaire mais non dénuée de magnétisme : c’est Vincent, joué par le cinéaste Jean-Baptiste Durand, auteur des Chiens de la casse, César du meilleur premier film en 2024. Il y a un paysan barbu et bedonnant résigné au célibat, amateur de marcels et buveur de pastis : c’est Walter, interprété par David Alaya. Il y a enfin un prêtre ayant deux fois l’âge de Jérémie, cueilleur de champignons et étrangement convaincu que la violence et le meurtre ont leur utilité : c’est Philippe, joué par Jacques Develay. Tous également privés de glamour, tous ne cessant de se croiser au coin d’un bois, autour d’une table ou aux abords d’une église, à pied ou en voiture. De se croiser, de se désirer et de se le dire. Du bout des lèvres, parfois. De but en blanc, le plus souvent.
On pourra se demander ce qu’il reste, à filmer et à raconter, dès lors qu’on a dit adieu à la hiérarchie des attirances – avec ses chicanes, ses délais, ses suspenses… – sans laquelle on crut longtemps qu’il ne pourrait pas y avoir de cinéma. Quel cinéma faire encore quand on en a fini avec le « cinéma » ? N’est-ce pas alors le vrai cinéma qui commence enfin ? Guiraudie dit deux choses à cet égard. D’une part, il dit qu’en effet il ne reste pas grand-chose et que c’est très bien ainsi : juste une poignée de personnages et de décors, une dramaturgie réduite au strict minimum, la répétition des mêmes situations. Qu’importe la monotonie puisque la surprise loge ailleurs. Tant pis pour la variété et pour la distraction : il y a mieux à faire.
Miséricorde introduit, d’autre part, un élément qui, par contraste, fait d’autant mieux ressortir l’originalité du travail guiraudien. Il s’agit, comme souvent avec lui, d’un élément policier. Un homme disparaît, une enquête s’ouvre. Tous les indices pointent dans une même direction vers laquelle chacun – hormis le prêtre –omet toutefois de regarder. C’est qu’au fond l’enquête ne concerne pas la recherche du coupable. Elle concerne, encore une fois, le désir.
Ce que fait ici Guiraudie est assez inédit. Il fait du désir, y compris le moins avouable, un alibi, une explication à tout, la réponse qui vient instantanément couper court aux soupçons. Dans une scène folle – le sommet du film –, le prêtre ira jusqu’à mettre Jérémie dans son lit afin d’établir l’innocence de celui-ci. Mieux : c’est par le spectacle de son sexe en érection que Philippe tiendra à convaincre et donc à rassurer le policier. Du moins le prêtre prétend-il agir à cette fin. Sans doute veut-il en vérité Jérémie pour lui, alibi ou pas. Ou plutôt, l’alibi est autre que ce qu’on croit. Tout Guiraudie ne tient-il là pas là ? Le tour de passe-passe, substituant un scandale à un autre, est parvenu à se donner les apparences d’un geste absolument anodin. Tout le monde, ravi, n’y a vu que du feu.