Avec Tarentule, l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon signe un livre beau et troublant de sincérité. En poursuivant son travail sur la mémoire de son pays et de sa famille, il revient sur un étrange épisode de son enfance : après son exil aux États-Unis, son frère et lui retournent au Guatemala pour participer à un camp de survie pour enfants juifs, qui s’avère être une recréation d’un camp de concentration nazi. Des années plus tard, un séjour à Berlin fait resurgir ce souvenir. « Pourquoi obliger des enfants à éprouver ces souffrances et cette peur, à vivre ce cauchemar ? », se demande le narrateur de ce conte initiatique, où héritages juif et maya s’entremêlent.
Dans Tarentule, vous racontez comment vous avez adopté l’anglais après la migration de votre famille aux États-Unis et votre rejet de l’espagnol. Mais lorsque vous écrivez, vous revenez toujours à l’espagnol. Est-ce parce que c’est la langue de votre enfance ?
C’est possible. J’ai repris l’espagnol après l’université, vers vingt-trois ou vingt-quatre ans. Je ne le pratiquais presque plus, je ne le parlais plus couramment, j’avais perdu du vocabulaire. Et c’est au Guatemala que j’ai commencé à le retrouver. Mais le vrai retour, c’est quand je suis entré en littérature. L’écriture m’a permis de retrouver la langue de mon enfance. Même si j’ai deux langues maternelles, l’espagnol et l’anglais, à tel point que, lorsque j’écris, le résultat est un mélange des deux.
Avez-vous besoin d’écrire depuis le Guatemala, depuis l’Amérique latine ?
Je ne sais pas. Pour moi, le Guatemala est une question complexe. Je ressens à la fois une attirance et un rejet. Mais rejet n’est peut-être pas le mot juste. Il s’agit plutôt d’un besoin d’éloignement. Loin du Guatemala, j’écris avec plus de liberté, sans trop d’autocensure. En étant là-bas, je me sentirais peut-être piégé par les dangers d’écrire sur des pays comme les nôtres, de parler de l’histoire récente. Je suis attiré par le pays, parce que c’est mon pays, mon origine, là où ma famille vit encore et là où je retourne toujours. La seule constante de mes multiples déménagements a été et reste le Guatemala.
Pourquoi écrire sur un tel souvenir, la reconstitution d’un camp de concentration au Guatemala pendant une colonie de vacances ?
J’ai toujours aimé écrire sur ce qui produit un trouble. Ce n’est pas quelque chose que je cherche absolument à faire, mais lorsqu’il y a quelque chose qui gêne, qui questionne, cela trouve une place dans mon écriture, que ce soit la mort de la sœur de mon père dans Deuil, le mariage de ma sœur en Israël, qui était un mariage interdit, dans Monastère, ou l’histoire de mon grand-père à Auschwitz, une histoire qu’on n’était pas censé raconter, selon la famille.
Dans Tarentule, il ne s’agit pas vraiment d’un souvenir enfoui, plutôt d’un souvenir lointain, mais trouble et fort. Et c’est ici, à Berlin, qu’il a refait surface, quand j’étais boursier, lors d’une discussion avec un Juif uruguayen, également boursier, qui m’a dit : « J’ai vécu la même chose ». J’ai pensé : « Mais comment cette histoire terrible, cette expérience qui aurait pu être traumatisante, est-elle devenue si courante ? » Je ne sais pas si cette didactique est encore pratiquée avec les enfants juifs, du moins en Amérique latine. Mais il y a eu une époque, dans les années 1980, où l’on procédait ainsi, avec beaucoup de dureté et de violence dans mon cas. Et puis j’ai transféré ce souvenir, qui dans ma mémoire était tout petit, vers la fiction. La fiction m’est indispensable. Le souvenir lui-même serait d’une certaine manière anecdotique, je n’écris pas mes mémoires. J’ai besoin qu’il devienne fiction. Même s’il contient un germe d’autobiographie, ce n’est plus de l’autobiographie. J’ai besoin de tous les outils de la fiction pour vous faire ressentir quelque chose avec cette histoire, qui est presque une histoire d’horreur.
Et chaque lecteur peut comprendre cette peur enfantine.
Tarentule est une histoire de peur. Il y a la peur qui règne dans le camp, ce jour où personne ne sait ce qui va se passer, ce qui se passe, ce qui va arriver à ces enfants, pourquoi cela arrive. Recréer l’illusion d’un camp de concentration suscite la terreur. Mais il y a aussi la terreur de l’enfant perdu dans les montagnes qui tombe sur deux hommes, probablement des guérilleros. Il y a donc une histoire de terreur à l’intérieur d’une autre histoire de terreur. C’est pourquoi les dernières pages du livre étaient si importantes pour moi, et qu’une sorte de baume, venant d’une femme indienne, devait permettre à l’enfant de sortir de l’obscurité.
Il semble en outre y avoir une dissociation entre le regard de l’enfant, qui produit un éloignement, et celui de l’adulte qui cherche à vérifier l’existence de ce camp.
Oui, il veut vérifier les faits, mais il veut surtout comprendre pourquoi cela s’est produit. Le narrateur se demande pourquoi cet homme, Samuel, a fait subir une telle épreuve à des enfants. Il y a donc l’adulte qui veut revenir en arrière et l’enfant complètement perdu, même en ce qui concerne son identité, égaré dans le pays où il est né mais qu’il ne reconnaît plus.
Dans vos écrits, la violence n’est pas explicite. Votre travail d’écrivain consisterait à trouver le ton juste, loin du pathos et de l’hyperviolence ?
Oui, mais c’est très intuitif, ce n’est pas intentionnel. Je pense que le type de violence qui m’attire en termes littéraires, et que l’on retrouve dans tous mes livres, est une violence en puissance. Cette violence toujours à venir, qu’on a autour de nous, qu’on le veuille ou non, que je ressens chaque fois que je vais au Guatemala, toujours sur le point d’être agressé, volé, kidnappé… La violence est la toile de fond de nos pays. Et c’est ce que vous ressentez, je pense, lorsque vous lisez mes livres, bien qu’il n’y ait rien de violent : quelque chose de terriblement tragique, d’horrible, va se produire. Ce que vous appelez le ton pourrait être plutôt une atmosphère de violence, quelque chose de très latino-américain, je pense.
Pour revenir sur l’objet même du camp, vous dites clairement aussi qu’être juif a été un problème pour vous, ce qui peut choquer…
Si vous lisez mes premiers livres, vous vous rendrez compte que cela fait vingt ans que je dis que j’ai un problème avec le judaïsme. Je suis mal à l’aise avec le judaïsme, je ne veux pas en faire partie. Et aujourd’hui, à cause de tout ce qui se passe en Israël, le dire ne passe pas. En fait, j’ai déjà reçu des critiques en privé, on m’a dit que mon récit encourageait l’antisémitisme, augmentait le rejet du Juif.
Il y a un passage dans lequel le protagoniste, un enfant donc, s’aperçoit de l’endoctrinement que l’on veut opérer dans le camp de survie : « le programme du camp était conçu pour développer en nous le sentiment d’être un juif parmi les juifs. Comme les membres d’un club privé. Les habitants d’une même communauté. Ou les citoyens obéissants et bien éduqués d’un État, en l’occurrence un État sioniste en plein Altiplano guatémaltèque. » C’est une déclaration très forte.
C’est très fort, mais c’est quelque chose que tout Juif comprend, parce qu’il y a une sorte de ghettoïsation, de création d’un ghetto juif dans un pays. Au Mexique et au Guatemala, on parle de communauté juive ; dans les pays d’Amérique du Sud, on utilise un autre terme, mais il s’agit toujours de cette idée d’une société fermée, au sein de la société nationale. Ainsi, le Juif mexicain est isolé d’une certaine manière dans sa communauté : il fréquente des écoles juives, des centres de loisirs pour enfants juifs, on ne se marie qu’entre Juifs. Il y a un système à l’intérieur du système. Une partie de la fonction de ces camps est de faire en sorte que les enfants ressentent cette communauté, d’encourager leur sens de la communauté. Ce qui, en soi, n’est pas mauvais, mais, dans le monde juif, c’est beaucoup plus prégnant. Je suppose qu’il s’agit d’une réaction à l’histoire que le peuple juif a vécue, mais il est très clair qu’il y a partout ce désir de former une communauté.
Il peut être également difficile de comprendre lorsque vous parlez de ce que signifie être juif à Berlin.
Le fait d’être juif à Berlin, de se sentir juif à Berlin, d’y retourner contre la volonté de sa famille, est très fort, parce que le rappel du passé est omniprésent. Il y a des monuments, des plaques, des fleurs… Le passé s’impose et je dois faire face à cette partie de mon histoire tous les jours. Cela ne m’était jamais arrivé, parce qu’au Guatemala cela n’existe pas, qu’il s’agisse de l’histoire juive ou du génocide dans le pays. Le sujet de la guerre au Guatemala est encore tabou. Aucun effort n’a été fait pour récupérer cette histoire très récente ou pour la réparer.
Votre façon de déplacer l’histoire du génocide juif et de la faire voir depuis le Guatemala est particulièrement éclairante, comme si cette histoire perdait son sens par ce déplacement. Par exemple, lorsque le narrateur se perd dans les montagnes et rencontre ces deux soldats ou guérilleros, et que l’un d’eux lit l’inscription sur l’étoile jaune qu’on lui a imposée dans le camp : « Jude, a-t-il lu de sa voix maya et enfantine, et ce mot, dans sa bouche, ne signifiait rien. »
Il en va de même si un Allemand prononce les mots de Petén ou d’El Quiché, dans sa bouche ces mots ne veulent rien dire non plus.
Je raconte le génocide juif vu du Guatemala, avec l’enfance du protagoniste et la reconstitution du camp, mais je parle aussi du génocide guatémaltèque et de la guerre du Guatemala vus de Berlin. Il y a un regard croisé dans le livre et une confrontation de ces deux génocides dans une scène très spécifique qui se passe à Berlin.
Vos livres sont souvent décrits comme une interrogation sur l’identité, mais l’identité comme quelque chose d’indéfinissable. Nous voyons ainsi comment le narrateur choisit cette autre racine, l’indienne, silencieuse, qui ne semble se révéler que par des gestes.
En effet, il y a un retour à ce silence, à ce calme incarné par les Indiens. Ils sont comme un symbole de paix dans nos cultures, à l’opposé de la guerre et de la résistance. Ils incarnent également l’endurance stoïque et silencieuse.
En réalité, il y a deux gestes significatifs dans Tarentule. La dame, dont nous ne connaissons pas le nom, qui accueille l’enfant. Mais il y a d’abord cet homme indien qui enterre mon nombril et me dit : « Tes racines sont ici et resteront ici. Ce nombril, que ta famille a abandonné dans ton berceau, qui n’avait pas d’importance pour eux, il en a ici, avec nous ». C’est un passage très bref mais très significatif et c’est presque une annonce de ce qui doit arriver : le monde indien est le seul qui protège l’enfant.