On ne s’étonnera pas de voir Eduardo Halfon faire sien le vers d’Alejandra Pizarnik : « J’ai hérité de mes ancêtres l’envie de fuir », ces deux grandes voix de la littérature latino-américaine ayant pareillement hérité du souffle court, précipité de ces émigrés d’Europe centrale fuyant la horde et la haine jusqu’à rejoindre au bout du monde la Terre promise d’Amérique – l’Argentine pour celle-ci, le Guatemala pour celui-là. Depuis Le boxeur polonais, pierre angulaire de son œuvre, Eduardo Halfon n’en finit pas de jouer de ces deux termes : la persécution et la survie, et son dernier opus, Tarentule, est tout entier consacré à la façon d’échapper au destin juif. Ah, oui, comment y échapper et la maison de vie est-elle au bout du chemin ?
C’est d’abord l’étrangeté qui s’impose au narrateur à la suite des sept récits précédents (tous publiés à la Table Ronde, collection Quai Voltaire). Il n’est jamais tout à fait là et, cherchant à se définir, ou disons à se saisir en lui-même dans son identité éclatée – branche maternelle ashkénaze de Pologne, branche paternelle séfarade du Liban –, c’est décidément la fuite qu’il choisit comme solution. Guatémaltèque, vraiment ? ne se prive-t-on pas de lui lancer au visage, quel que soit le masque du narrateur dans les différents livres. Et pourtant oui, c’est au Guatemala qu’il est né, pour en partir en bas âge et connaître la bienheureuse Floride. Mais voilà que ses parents, soucieux d’héritage moral ou de cordon ombilical, envoient le jeune narrateur (treize ans) et son cadet (douze ans) dans un camp scout en pleine forêt de l’Altiplano guatémaltèque qui a pour vocation de remettre ces enfants dans le droit chemin de leur judaïsme ancestral.
Mais d’abord, pourquoi sont-ils là et font-ils ce retour à la terre natale, alors que, quelques années plus tôt, leurs parents avaient choisi de s’exiler du Guatemala pour se fixer aux États-Unis ? Dans les méandres d’une longue phrase lapidaire, comme en use souvent Halfon, le narrateur nous livre le pourquoi du comment : « C’était la fin de l’année 1984. Le pays était toujours plongé dans la violence et l’insécurité du conflit armé interne, même si je n’avais pas encore l’âge de comprendre que la présence de ces soldats ou policiers ou gardes privés était également due au fait qu’un samedi matin, le rabbin de la communauté avait découvert une bombe dans la synagogue, cachée dans les rouleaux de la Torah. »
Sur la situation d’alors au Guatemala, nul mieux que Mario Vargas Llosa n’a su en montrer le degré de violence et de vilenie dans son roman Temps sauvages (Gallimard, 2023). Plus tard dans le récit, l’enfant se souvient du jour où son père l’a mené à un terrain de golf à Guatemala et où il a déchiffré l’écriteau qui en interdisait l’entrée « aux chiens et aux Juifs ». Avec un traumatisme immense qui fait dire à l’auteur : « À partir de là, à partir de cette phrase et de ce moment, mes deux mondes, le juif et le guatémaltèque se sont séparés à tout jamais ». Mais si, malgré tout, les parents envoient ces gosses en stage dans l’infernal pays, c’est justement pour les vacciner contre l’oppression antisémite tout en leur faisant rejoindre le cocon religieux, alors que le narrateur note, à titre explicatif : « mon plus grand rejet, et sans aucun doute le plus scandaleux, était celui du judaïsme ».
Donc toute cette démarche tient d’un manuel de survie, et même, pour tout dire, « des techniques de survie dans la nature pour enfants juifs ». On parle là d’« endoctrinement ». Et l’on ne s’étonnera pas que le chef du camp, ce Samuel Blum, beau comme un Dieu ou plutôt, ainsi que le récit le dit, comme le Tadzio de Visconti (dans Mort à Venise), prenne le masque du bourreau nazi et initie ces gosses à l’enfer de Treblinka, « vêtu d’un uniforme noir, une matraque à la main, éructant des cris et des ordres ». Tout en notant que sur son bras gauche… marchait une énorme tarentule. Et voilà que le titre de ce roman nous est donné : une araignée comme emblème. Kafka n’est pas loin. Et l’on comprendra plus avant que cette prétendue tarentule n’est que le hiéroglyphe de la croix gammée : deux pattes entrecroisées, s’opposant aux deux triangles entrecroisés qui composent l’étoile de David – Judenstern – que les petits, au camp, portent en brassard.
Là, au cours de gardes nocturnes, Eduardo – nous sommes dans l’autofiction, et cet Eduardo n’est pas forcément l’auteur de ce livre, mais l’un des nombreux masques qu’il prend dans ses différents récits – rencontre Regina, qui a juste un an de plus, et un lien d’amitié se noue dans une espèce de mutisme circonstanciel ou de sidération. Bien des années après, alors que le narrateur, marié et père d’un enfant, a obtenu une bourse d’écrivain au Wissenschaftskolleg de Berlin, il retrouvera cette Regina lors d’un colloque – à Paris, où ce narrateur nomade se rend d’un saut de train – et là, interpellé justement sur ce double rejet du Guatemala et du judaïsme, Eduardo reconnaîtra dans sa contradictrice la petite Juive du camp de l’Altiplano : « J’avais su aussi, au ton de ses paroles ou plutôt à la texture de ses paroles, qu’elle était juive (cette reconnaissance entre Juifs est une chose ineffable, mais aussi flagrante entre Juifs que difficile à expliquer à une personne qui ne l’est pas). »
Nous naviguons dès lors entre deux mondes, que l’auteur entrecroise savamment dans la structure romanesque : ici le camp d’entraînement, là le présent allemand, et le seul vecteur juif pour unir les deux plans ou joindre les deux bouts. La Shoah est, à l’évidence, l’obsession d’écriture d’Eduardo Halfon, depuis qu’il a raconté comment son grand-père a échappé au four crématoire grâce à un boxeur polonais, son camarade de détention à Auschwitz. Et l’on ne sera pas étonné de retrouver la haute figure de ce grand-père originaire de Lodz dans maintes pages de cette Tarentule, y compris le récit de son enterrement, où l’enfant répugne à jeter la motte de terre rituelle sur le cercueil descendu dans la fosse. Ce qui donne lieu aux plus belles phrases de ce récit, et sans doute les plus subtiles sur le lien profond unissant le fils au père – telle une forteresse impénétrable –, et le prix de la paternité autant que le poids de la filiation : « Lentement, avec discrétion, il m’a dit quelque chose dans un souffle de voix que personne n’a pu entendre ni comprendre. Non pas à cause de son ton retenu et quasi inaudible, mais parce qu’il l’avait dit dans une langue que nous étions les seuls à parler, lui et moi. Une langue privée, secrète, de père et de fils. Alors j’ai fait deux pas en avant, je me suis penché pour plonger mes doigts dans le monticule de terre noire et humide, et j’ai laissé tomber une boule de boue sur mon grand-père. »
Le récit, chez Halfon, est toujours généalogique. Et l’on sait que, d’un livre à l’autre, l’auteur s’attache à démembrer l’arbre de Jessé, à en scruter chaque branche, jusqu’au dernier rameau, ce petit dernier qui est lui, cet enfant ébaubi qui ne cesse jamais de jeter à la ronde un regard surpris ou étonné. Perpétuellement en marge, comme si tout ce monde devant lui, intriqué, inextricable, inexplicable, n’était qu’un spectacle comme en campèrent ces grands sceptiques que furent Marc Aurèle et Épictète.
À Berlin, par la grâce du deus ex machina, Eduardo retrouvera Samuel Blum et le présentera – ou se le présentera, car on ne sait jamais dans cette autofiction la part de réalité et celle de l’affabulation – dans son nouveau et même costume : celui d’un agent israélien chargé d’assurer, de par le monde, la sécurité des Juifs, car, note l’auteur qui donne la parole au chef du camp de l’Altiplano justifiant sa démarche : « Samuel m’a déclaré avec gravité que les enfants juifs devaient apprendre le plus tôt possible à se défendre contre les agressions physiques et les attaques verbales. Ils doivent apprendre le plus tôt possible, a-t-il ajouté, que tous les autres sont antisémites, que le monde entier tourne autour de cette haine immémoriale. »
Où l’on voit, dans cette remarque qui ne manque pas d’être ravivée par l’actualité, que l’obsession initiale tourne à la névrose. Et le lecteur ne s’étonnera pas qu’en dépit de ce rejet initial du judaïsme dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de l’historien Shlomo Sand prétendant se « dénationaliser » du judaïsme en soutenant que le peuple juif n’est qu’une invention, pour ne pas dire une erreur de l’Histoire (cf. Comment j’ai cessé d’être juif), Eduardo conduira son fils au Mémorial de l’Holocauste de Berlin, pour la sauvegarde de la persécution juive, et l’amènera à déchiffrer sur le sol de la ville les stolpersteine, ces pavés portant gravé le nom d’une victime du nazisme et rappelant, comme autant de pierres noires, l’horreur de la nuit de Cristal. Et finalement il rédigera, au terme de ce studieux séjour au collège berlinois, une nouvelle sur le monument à la mémoire des Juifs partis rejoindre, depuis la gare de Grunewald, les camps de concentration.
Le narrateur peut-il – veut-il ? – vraiment se défaire de ce judaïsme et de cette oppression millénaire qui lui colle à la peau, alors que dans la forêt guatémaltèque où le jeune scout s’est égaré il crie après son Ombre qui s’est détachée de son corps – à la façon du célèbre Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso – et va se perdre dans ce sombre labyrinthe ? Il sera sauvé de la mort – lui qui dans sa fuite se retrouve bel et bien retenu à terre et menacé par deux hommes en armes qui, finalement, se contenteront de lui arracher son brassard Jude infamant – par une jeune Indienne, dans sa cabane providentiellement surgie des fourrés, qui le prend en charge, lui, cet enfant épuisé et meurtri, en le berçant d’apaisantes paroles en cette langue des maya-quichés qui lui est si étrangère.
Et ces paroles, en forme de prière ou d’incantation bénéfique, « ces étranges mots susurrés, ces mots immémoriaux, ces mots qui, à l’intérieur de ce qui était à peine une maison, se mêlaient jusqu’à se confondre au chant de milliers de grillons dans la nuit », viendront clore ce récit. Après qu’Eduardo aura compris – et accepté – que Regina est membre de cette organisation de Samuel Blum, la Bita’hon qui, en hébreu, signifie « Sécurité », et regroupe ceux qui, dans la nuit, vont effacer les croix gammées sur les murs et veiller à détourner les menaces omniprésentes autant qu’irrationnelles à l’encontre ce de qu’on appelle le peuple juif et dont le narrateur prétend s’arracher. Ainsi, dans la circularité d’un récit, les deux pôles identitaires se rejoignent à la façon d’un bracelet représentant un serpent (et il y a bel et bien un serpent rouge dans la poche de l’instructeur du camp) qui se mord la queue. Et l’on se souviendra, au passage, que le serpent à plumes est la divinité des Mayas. Une fois de plus, et sur un thème permanent, véritable ostinato de toute son œuvre, Eduardo Halfon nous convainc et nous éblouit, comme il a su séduire ses compatriotes guatémaltèques qui lui ont décerné le prix Miguel Ángel Asturias, du nom du Prix Nobel de son pays. En vérité, Halfon, ce cosmopolite aux identités éclatées, plus que guatémaltèque et juif, est un écrivain universel.