Tchekhov, une autre promesse

Le dernier livre de Jacques Rancière, Au loin la liberté, est consacré à Tchekhov et à la manière dont ses nouvelles se structurent autour du schème récurrent d’une temporalité possible, autre, sortant d’une quotidienneté répétitive, et dont le ressort est que « quelque chose pourrait arriver ».

Jacques Rancière | Au loin la liberté. Essai sur Tchekhov. La Fabrique, 128 p., 13 €

La liberté proche ou lointaine serait ce déplacement temporel où se dessine et parfois se perpétue la possibilité d’une vie autre que celle d’un quotidien de consentement au monde tel qu’il va et plus spécifiquement à ses servitudes. Cette attention à un auteur en particulier n’est pas si fréquente dans l’œuvre du philosophe, elle mérite d’être interrogée. Depuis Mallarmé. La politique de la sirène, en 1996, Rancière a traité et discuté de nombreuses œuvres littéraires ainsi que de nombreux écrivains ; il s’agissait surtout de chercher dans les fictions nouvelles les indices d’un ébranlement de la hiérarchie des formes de vie. Constamment au point de jonction de la littérature, de l’art et de la politique, Rancière a cherché dans un dialogue avec Flaubert, Keats, Conrad, Woolf et tant d’autres les manifestations de cette révolution littéraire qui reconfigure les récits à partir des nouveaux sujets d’histoire nés avec l’âge démocratique. Mais il s’agit ici, dans ce nouveau livre, de tout autre chose. Il y a dans la singularité de ce colloque avec un auteur, Tchekhov, un rapport plus électif qu’il n’y avait avec d’autres, tout comme il y a dans l’attention portée à la liberté – catégorie bien moins présente dans l’œuvre de Rancière que celle d’égalité et de fait en un sens inspirée par Tchekhov même – un accent particulier donné à la conjoncture et à notre présent. 

Il est vrai que Rancière est un penseur du temps et que les deux grandes catégories de la pensée politique, la liberté et l’égalité, ont à voir avec le temps : précisément avec celui de l’otium, du suspens ou avec le temps de la rêverie. Depuis La nuit des prolétaires de 1981 et le retour de l’auteur sur le mouvement ouvrier, où il s’agissait de renverser le cercle convenu du travail et de la reproduction de la force de travail, jusqu’à des ouvrages associés à des conjonctures politiques particulières tels Moments politiques, de 2010, Rancière n’a cessé de penser la temporalité autre de l’émancipation et les conditions de sa rupture avec la domination et la servitude. La nuit des prolétaires exhumait les écrits d’ouvriers du XIXe siècle qui faisaient de leurs nuits l’occasion d’un renversement du monde et du cycle même de la reproduction, consacrant ces nuits à la parole, à l’écriture, à l’utopie. D’aucuns transformaient déjà le quotidien de leur condition laborieuse en cherchant des formes de travail et de vie à distance de la relation au maitre. Effet d’une époque ? Il s’agissait dans les textes de Rancière d’émancipation plutôt que de liberté ou de libération. Pour les prolétaires d’avant la cristallisation marxiste de l’ouvrier, la relation au temps relevait moins du grand soir insurrectionnel que de l’expérience sensible d’une temporalité libérée du regard du patron ou du souci du besoin.

Le lecteur ou la lectrice du XXIe siècle doit bien entendre dans ce qui est en quatrième de couverture d’Au loin la liberté un écho du labeur historien et philosophique de Rancière depuis les années 1970. Tchekhov, nous est-il dit, « tisse de récits en récits ce temps mû par la machine implacable de la reproduction, mais qui de pause en pause, d’accroc en accroc se déchire et se dédouble en temps d’une liberté pressentie ». Dans le mot reproduction il y a tout le souvenir de la remise en question d’une représentation du peuple adhérant à sa condition. Le dialogue avec Tchekhov n’a rien d’anodin, il poursuit l’œuvre de Rancière, il en récapitule quelques motifs théoriques, et il débouche, autour du mot liberté, sur un geste politique qui semble s’adresser plus directement aux hommes et aux femmes du XXIe siècle. 

Jacques Rancière, Au loin la liberté – Essai sur Tchekhov
Portrait de Tchekhov, par Isaac Levitan (1886) CC0/WikiCommons

Dans tout ce qu’il serait possible de dire sur Tchekhov et sur son œuvre, Rancière isole un schème spécifique, politique : celui qui met en tension la liberté, les possibles qu’elle offre, d’un côté, et son déni de l’autre à travers le consentement sans phrase au monde tel qu’il va. Dans les termes de la fin du XIXe siècle, la vie nouvelle et l’imaginaire de la libération qu’elle suppose sont en proie à toutes les formes de renoncement par la peur, l’inhibition, et l’atavisme d’une violence héritière du temps d’un servage encore tout proche. Amour perdu, amour raté, échappée tantôt heureuse tantôt malheureuse à la tranquillité d’une vie morne et grise à force d’indifférence, telles sont les scènes des récits tchekhoviens que commente Rancière ; et, parmi ces scènes, celles de la promesse amoureuse dans ce qu’elle lie, délie, ouvre mais aussi ferme apparaissent comme paradigmatiques.

Mais si les liaisons adultères, les rencontres amoureuses, leurs promesses tenues autant que trahies, sont l’occasion de nombreux récits, où brille la possibilité d’une vie nouvelle ou de son renoncement, l’enjeu de l’écriture tchekhovienne, autant que du commentaire de Rancière, ne saurait s’arrêter à ces formes de la socialité entre genres traversée par le désir d’émancipation féminine. Certes, précisément, s’y joue un potentiel de vie autre et de rupture dans la temporalité domestique pour lequel les femmes sont plus particulièrement engagées. Une phrase éclaire ce qu’on entend là, parmi de nombreuses autres : « Ce qui était à mes yeux un banal impromptu amoureux constituait pour elle une révolution complète de la vie ». Dans de nombreux récits, le désir de changement, par la fuite d’une condition chez les femmes, arrache à sa banalité la relation extraconjugale et fait brèche dans l’ordinaire du temps.

Mais la liberté prend d’autres formes, d’autant plus insistantes qu’elles sont plus rêveuses et en même temps plus flottantes. C’est le cas de la nouvelle intitulée Rêves que Rancière commente au tout début de son livre : tout en cheminant, un vagabond y fait partager sa rêverie d’une liberté au loin aux deux gendarmes qui l’accompagnent et imprègne pour un instant leurs vies ternes d’une promesse de vie meilleure, mais c’est le cas aussi de toutes ces vies détournées de la triste contention de l’ennui, du désespoir ou de la servitude par un incident, un évènement. Un moment de bonheur à quelques-uns, une émotion artistique, une rencontre amoureuse ou amicale, le sentiment d’une défaillance quant à ce que l’on s’est promis, amorcent une inflexion qui réoriente la vie, en redistribue les sentiments, les sensations. Toutefois l’évènement ne suffit pas, il faut chaque fois recommencer le commencement, et la trame narrative de Tchekhov se noue ici à ce qui sera tenu ou pas et à ce qui se tient sur le bord entre rien et quelque chose.

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Deux grands scénarios types se dessinent : « quelque chose pourrait arriver mais n’arrive pas ; quelque chose arrive mais demeure homogène aux cours ordinaires des choses mais sans raison », soit l’absence de l’évènement, peut-être non suscité, soit l’infidélité à celui-ci au nom de la tranquillité grise du temps homogène. Rares sont dans les récits les vies qui franchissent le pas de ces bords gris et qui restent pour ainsi dire dans la lumière du possible entrevu, rares sont ceux qui restent dans la promesse d’une vie claire, et c’est entre autres le rôle que se donne l’écrivain, autour de la métaphore de la loutchina – la fragile chandelle. Rancière commente : « la loutchina de l’écrivain n’apporte pas la conscience aux ignorants, elle se contente de rappeler qu’il y a une promesse, une promesse de vie claire, une vie où l’on sait pourquoi on vit. Elle fait trembler en une même vibration les larmes de la tristesse et celles de la consolation ». 

On comprendra que, dans cette béance du temps, entre l’ici et le là-bas, entre le maintenant et l’à-venir, dans cette béance des possibles et d’un autre temps vécu ou promis, entre ce temps autre et le rien que serait l’abandon de la promesse, il n’y ait pas de dépassement dialectique. Le romancier se tient dans cette temporalité ouverte, suspendue, et ni le narrateur ni ses personnages ne connaitront le temps de la réconciliation. En ce sens, l’écriture de la liberté n’est pas le récit de la révolution et de la promesse d’achèvement qui apparait, parallèlement à sa courte vie, à la fin du XIXe siècle. Une pensée de la liberté ne saurait concéder quoi que ce soit à la nécessité du « grand soir ». Si Tchekhov n’est pas un dialecticien, c’est qu’il ne voit pas la liberté comme la conséquence des enchainements causaux qui conduiraient à la révolution. La liberté relève des affaires humaines et d’une conversion, et non d’une nécessité dont il peut, au contraire, constater les effets dévastateurs sur ces anciens serfs, encore en proie aux vestiges de leur assujettissement et parfois nostalgiques de celui-ci, que sont les moujiks (voir, à ce propos, la nouvelle éponyme de 1896). 

Jacques Rancière, Au loin la liberté – Essai sur Tchekhov
« Portrait de la scène producteur », Vsevolod Mejerchold (1916) © CC0/WikiCommons

Il ne faut peut-être rien attendre de plus de l’écrivain que cette liberté-espoir, qui luit, tout à la fois ici et au loin. C’est là le message d’un romancier qui a choisi pour tonalité de son œuvre « la mélancolie ironique et rieuse » (Rancière).  Mais nous savons bien qu’il est possible d’être superficiel par profondeur et que ce qui semble effleurer des teintes douces de la quotidienneté en dit long sur nos expériences. Il serait aisé de retrouver aujourd’hui ces pas de côté d’une liberté qui s’affirme, par exemple, dans une jeunesse qui fait défection au regard des normes gestionnaires du travail et qui fait, tout à la fois, l’expérience et l’épreuve d’activités professionnelles dont le sens est plus en adéquation avec ses valeurs. Là aussi, la liberté se cherche dans des formes sensibles qui refusent les conditions nouvelles de la servitude.

Si les conditions de la conjugalité ne sont plus le lieu brulant de révolutions dans les vies, c’est peut-être parce qu’elle se joue de plus en plus dans la réalisation de l’égalité dans le quotidien. La liberté est aussi à l’échelle de ce que les unes et les autres créent dans leurs quotidiennetés à chaque segment de la vie. Dans des textes plus directement politiques, Rancière parle de l’émancipation comme « une manière de vivre dans le monde de l’ennemi dans la position ambiguë de celui ou celle qui combat l’ordre dominant mais est aussi capable d’y construire des lieux à part où il échappe à sa loi ». La liberté est à la fois la vie détournée et les espaces de vie qui échappent aux rapports délétères de la reproduction capitaliste. L’autre vie commencerait ici et dans le prolongement individuel et collectif de ce commencement. Cet enjeu de la relation entre liberté et solidarité est d’autant plus fort que les outils d’analyse d’une causalité explicative univoque peinent à nous orienter dans nos décisions et nos actions à mesure que croissent les troubles systémiques quant à la démocratie largement trahie par les élites et quant à des inégalités de richesse et de pouvoir outrageusement scandaleuses.

C’est alors qu’il faut revenir à la leçon de vie et de littérature que porte cette « loutchina » évoquée par Tchekhov. « À ceux et celles qui refusent à la fois de désespérer de la vie et de se résigner à son simulacre, elle enseigne la constance dans l’attente de ce qui doit venir, très tard peut-être, à la fin d’une nuit qui risque d’être longue. […] Tchekhov dit et fait dire à ses personnages : dans deux ans, cent ans, dans deux cents ans peut-être, les hommes comprendront qu’on ne peut plus continuer à vivre ainsi. C’est pour cela qu’il vaut la peine d’essayer dès aujourd’hui de leur faire voir ce qu’ils ne veulent pas voir. » Même si nous ne pouvons plus attendre, et certainement pas deux cents ans, la nuit est déjà là, et le message est d’une actualité criante.