Une trop grande maîtrise

Après Blizzard, un premier roman à la mécanique romanesque bien huilée, Marie Vingtras donne Les âmes féroces. Avec son intrigue prenante construite sur une succession de monologues, sa petite ville américaine, ses situations et ses personnages qui semblent tout droit sortis de séries TV, la romancière reconduit peu ou prou ce qui a fait le succès de son premier récit. Le plaisir de lecture que suscite le roman repose pour l’essentiel sur une narration toujours aussi efficace, et qui, pour laisser une impression de déjà-vu, n’en suscite pas moins de vives interrogations.

Marie Vingtras | Les âmes féroces. L’Olivier, 268 p., 21,50 €

Le titre, d’abord. On le suppose un clin d’œil à ce qu’écrivait Gustave Flaubert dans sa correspondance, à la date du 1er mars 1858 : « Notre âme est une bête féroce ; toujours affamée, il faut la gorger jusqu’à la gueule pour qu’elle ne se jette pas sur nous. » Peut-être pas. En tout cas, est féroce ce qui est naturellement cruel, ce qui a l’instinct de tuer. C’est inscrire d’emblée l’être humain du côté de l’animalité, le doter d’un appétit sauvage. Là où Blizzard thématisait l’élément naturel, ici le titre resserre sur l’humain. On retrouve néanmoins la présence de la nature à travers le découpage du récit en quatre saisons, mais celui-ci vise moins à l’abstraction symbolique – ce qui était la principale beauté de Blizzard – qu’il ne rend sensible l’écoulement du temps. Quatre saisons, donc, chacune échéant à un personnage qui raconte un lambeau de cette histoire tristement ordinaire : la mort d’une adolescente dans la petite ville ironiquement nommée Mercy – miséricorde, in English. Et de miséricorde, il en est peu question dans ce livre, sinon comme de la grande absente.  

Les quatre voix qui se succèdent sont celles du shérif Hobler, dont l’homosexualité est l’objet de tous les regards, du professeur de français Benjamin Chapman dont le passé criminel remonte à la surface, de l’adolescente rebelle Emmy, et de Seth, le père taiseux de Léo, la jeune fille retrouvée morte sur la berge du fleuve. Là où Blizzard tissait les voix entre elles, en les faisant alterner en de brèves séquences, Les âmes féroces les fait se succéder, à l’image de la linéarité d’un fleuve. Moins audacieux, pourrait-on penser au premier abord. Pas si sûr. Car chaque voix traduit par sa syntaxe, son vocabulaire, ses images, les obsessions des protagonistes et fait entendre leur origine sociale, leur capital culturel, pour parler la langue de Bourdieu. 

Marie Vingtras, Les âmes féroces
Illinois © Jean-Luc Bertini

Chacune apporte son lot de révélations mais aussi de secrets. « Tout ce qui n’est pas dit n’existe pas », déclare, bien à tort, un des personnages. Tout ce qui est tu existe davantage, ne cesse de proclamer, a contrario, le récit. Ses personnages tournent autour du non-dit comme les Indiens autour d’un convoi de pionniers dans les westerns de John Ford. C’est alors moins la succession chronologique qui importe que l’idée du retour : celui du passé, du refoulé, du dissimulé. Pareil au cycle des saisons. Cette structure, moins linéaire que cyclique donc, fait apparaître le motif central du roman : celui de l’enfermement, dont Mercy est le symbole. Les personnages féminins ne cessent de chercher à échapper au regard, à partir ou à fuir.  Les femmes y sont condamnées au mouvement, à la dérobade, là où les hommes représentent l’inertie (Seth) ou le retour du même (Benjamin). Cette dialectique du mouvement et de l’immobilité, du partir et du rester, n’est que superficielle. Elle en recouvre une autre, bien plus fondamentale : celle de l’émancipation et de l’emprise. 

De quoi est-il question avec la mort de Léo ? Si le mot n’est jamais prononcé, toute la structure du roman nous y ramène : la mort de Léo relève du féminicide. Léo est morte parce qu’elle est une fille. Emmy le pressent et le formule à sa manière : « Et à la fin, la honte parce que c’est à ça qu’on prépare les filles. À avoir honte de tout, honte de son sexe, honte d’avoir été si idiote, honte d’être si peu armée pour la vie. Léo avait choisi une voie en espérant qu’elle la protège des hommes et moi j’ai choisi l’attaque. » 

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La force de ce roman, je l’ai dit, réside dans sa structure qui fait apparaître très précisément que les hommes sont dangereux pour les femmes, même quand ils pensent ne pas l’être. Le monologue du tueur est extrêmement révélateur à ce titre, jusque dans sa façon d’user des stéréotypes de langue : « C’était un accident, c’est toujours un accident quand vous ne voulez pas ce qui arrive. Dieu sait que je n’ai jamais voulu ça. Je voulais juste l’avoir à mes côtés jusqu’à mon dernier souffle, est-ce que c’était trop demander ? » On ne saurait mieux dire l’obsession de l’emprise de l’homme sur la femme.

Finalement, ce roman est bien cruel pour la jeune Léo, car on en oublie presque ce prologue d’à peine une page qui fait entendre, à la troisième puis à la première personne, la voix de Léo, de « la fille qui s’efface, la fille qu’on oublie » et qui s’exclame, trop tard, mais d’une voix vibrante : « Savez-vous seulement qui je suis ? » Devant une construction si savante, qui fait apparaître ce que les personnages eux-mêmes nient, on se prend à rêver, pour le prochain roman de l’autrice, d’une histoire qui n’irait pas chercher ses situations et ses personnages dans une Amérique un peu trop conventionnelle.