Qu’est-ce qui fait tenir la baraque ? Du verre entre les doigts d’Alix Lerasle raconte la violence inouïe, et indicible, logée au cœur d’une famille. Ce récit d’une claustration physique et psychique est à l’image du foyer, aux fondations aussi incertaines que mouvantes, dans lequel vivent la narratrice, son frère et leur mère.
Après Faut-il des murs pour faire une maison ? (Cheyne, 2022), recueil de poèmes pour lequel elle a reçu le Prix de la vocation Poésie, Alix Lerasle publie son premier roman. Du verre entre les doigts file la métaphore de la maison pour mettre en mots les dynamiques intrinsèques à la cellule familiale. Exploration d’une parole empêchée, ce livre expose une violence qui s’abat dans l’intimité d’une maison une fois ses portes closes.
Pan. Un coup retentit. Le père a sorti un fusil. La balle s’est logée dans le plafond. Point d’acmé. La violence parvenue à son comble ; après ça, lentement, la famille se délite. Le père parti, le grand grand frère est envoyé en pension. Du moins, c’est tout ce que sait la narratrice qui vit dans cette maison avec son frère Nati et leur mère. Gravement malade, cette dernière perd ses cheveux et dodeline involontairement. Le petit dernier, en proie à des crises intenses, a comme des « bugs » et « des histoires plein la tête ». Cependant, malgré la maison branlante, malgré le chaos, la mère continue à tout faire comme avant. Faire manger les enfants. Rassurer comme elle peut. Fredonner des chansons.
Refuge autant que prison, la maison figure l’ambivalence des liens intrafamiliaux. Personnifiée, elle se détaille à la manière d’un corps – pas de la porte, salon, salle de bain, escalier – et se transforme à mesure que les êtres qui l’habitent se replient en elle. La porte d’entrée bâille. Les parois gondolent. Les moisissures fleurissent. Les murs deviennent friables et laissent les membres s’y enfoncer. « Ce que je raconte / c’est l’histoire / de la maison / et de nous dedans […] tout est réel / et rien n’est vrai ». Dans leurs cauchemars, la maison bave, prend feu ou s’écroule, rongée par l’acide. Désertée par le rire, par les invités aussi bien que par la parole, les échanges se réduisent à peu de chose. Alors, pour couvrir l’insupportable silence, le bruit de la radio sature en continu l’espace d’un fond sonore abrutissant. Les langues contrariées préfèrent se taire quand une des règles tacites consiste à bannir le mot « tristesse » : « c’est toujours parce qu’on a mal / jamais parce qu’on est triste / on ne dit pas le mot tristesse / on ne dit pas des phrases avec le mot tristesse ». Alors, la tristesse, la peur, la honte et la colère – de ne pas être dites – prolifèrent. Les secrets et les souffrances gonflent.
« je suis triste / j’ai le droit de pleurer / pleurer la mère qui ne dit rien / qui ne dit pas à quel point elle est malade / pleurer ses silences / et les miens / tous les silences de la maison / de mes frères qui ne parlent pas / mes larmes me roulent dans la bouche / et je sens sur ma langue / le goût délicat du chagrin »
La langue d’Alix Lerasle avance par saccades. Chaque retour à la ligne est comme la reprise d’un souffle trop court. Chaque phrase brisée, la trace d’une blessure invisible et latente. L’autrice choisit d’user des possibilités typographiques pour différencier les types de discours. La ponctuation est la grande absente. L’italique souligne l’absurdité de certaines de nos expressions toutes faites. Les guillemets enserrent la parole vide du grand frère. Les mots en gras sont ceux que les corps parviennent à exprimer, en hurlant, comme extorqués à leur corps défendant. Ils sautent aux yeux. « Je me dis que personne / ne sait parler normalement / dans cette maison ».
La narratrice lutte pour survivre et s’extraire de cet enfermement. Cependant, elle doit, pour cela, sans cesse négocier avec son devoir de loyauté. Rester près de son frère. Aider sa mère. Elle identifie aussi la projection fantasmatique dont elle est la cible, cette « enfant rêvée » qu’elle ne peut satisfaire. Aucune des tactiques mises en place – se taire, faire du thé, se rendre disponible – ne fait d’elle ce qu’on attend. La déception est toujours lisible. Le constat inéluctable. Elle ne colle pas à l’image idéale qui lui colle pourtant à la peau. Refusant de comprendre, elle désire être aimée. Peu à peu, elle identifie pourtant les places, le mécanisme de culpabilisation, la parole réduite à une enveloppe vide. Alors, pour redonner un peu de puissance à ce langage, elle le détourne. Elle hacke les ritournelles de sa mère. « Promenons-nous dans le noir / pendant que le père n’y est pas / s’il y était / il nous mangerait / mais comme il n’y est pas / il nous mangera pas ». Elle reprend l’air connu depuis l’enfance, en change le sens, pour enfin dire ce qui était tu.
Excavation d’une amnésie traumatique, Du verre entre les doigts fait entendre les voix intérieures, contradictoires et douloureuses, et donne à sentir la propagation d’une folie à l’échelle familiale. Alix Lerasle se saisit de l’histoire pour essayer, avec les mots, de la faire bifurquer.