Un roman admirable

Armand, acteur à qui tout réussit, est le père inquiet de Miranda, jeune femme à laquelle manque « la joie pure, essentielle que certains ressentent du seul fait d’être en vie ». À l’aube de ses vingt-sept ans, va-t-elle rejoindre Kurt Cobain et Amy Winehouse ? Rebecca Lighieri, autre nom de plume d’Emmanuelle Bayamack-Tam, confronte leurs discours dans un roman profond, magistralement construit, un des plus poignants de cet automne.

Rebecca Lighieri | Le club des enfants perdus. P.O.L, 522 p., 22 €

C’est un soir de première qu’Armand remarque que Miranda ne semble pas indifférente aux attentions d’un jeune acteur, Swan. Lui, comédien en pleine ascension, supporte mal qu’un « freluquet » qu’il trouve « d’une nullité consternante » tourne autour de sa fille. Mais « pour une fois qu’elle semble passer une bonne soirée » D’ailleurs Miranda ne tarde pas à retomber dans une « incapacité à s’amuser » qui pour Armand et sa femme, Birke, n’est qu’une séquelle de la dépression qui l’a touchée il y a deux ans.

Le club des enfants perdus, le nouveau roman de Rebecca Lighieri, s’ouvre sur cette scène comme un classique roman psychologique familial. Très vite, on perçoit qu’elle ne suivra pas les sentiers battus du genre. Une première partie donne la parole à Armand, une seconde à Miranda. On s’attend à une confrontation illustrant l’incommunicabilité entre générations. De fait, Rebecca Lighieri, ne considérant jamais le « sujet » comme un simple prétexte, joue ce jeu à fond. On connaît l’efficacité d’une composition à changement de narrateur, du Pirandello d’À chacun sa vérité à La vie conjugale de Cayatte ou au Rashômon de Kurosawa. Mais il n’y a ici rien à démontrer. L’enjeu n’est plus l’arbitrage entre deux versions, mais le choix d’un univers ou d’un autre.

Le récit de Miranda n’est pas l’envers du récit d’Armand, le ressenti d’une ado incomprise versus celui d’un père un peu largué. Ce que vit Miranda, ce que ses parents prennent pour une dépression, échappe au schéma. Son histoire est celle d’une enfant dotée depuis toujours de pouvoirs. Loin d’être la jeune fille renfermée et craintive qu’on imagine, elle en tire une puissance qui l’amène à un niveau supérieur de vitalité, conquérant mais dangereux pour elle et son entourage, épuisant, tragique. 

Ce que nous raconte Rebecca Lighieri se lit à la lumière des deux histoires, sans choisir, les laissant pivoter sous ces éclairages contrastés. Miranda, littéralement « l’admirable » , est le nom d’une héroïne de Shakespeare, fille du magicien Prospero, maître des illusions, qui pour assouvir une vengeance a déclenché une tempête. C’est aussi dans La Tempête que ses parents, bien avant la naissance de leur fille, jouent ensemble pour la première fois. La Miranda du roman est née pendant « l’apocalypse » d’une tempête « historique »qui a présidé au choix de son prénom. Ses parents ont même cru un moment qu’elle avait disparu. Shakespeare ne dit rien de la mère de sa Miranda. Rebecca Lighieri lui en donne une, Birke. Mais le roman, centré sur les récits d’Armand et de Miranda – qui soit dit en passant est un quasi anagramme du prénom de son père –, crée une île où seuls parlent père et fille. 

Rebecca Lighieri  Le Club des enfants perdus
Rebecca Lighieri © Pauline Rousseau

Le club des enfants perdus puise son énergie dans la tension entre deux univers romanesques, le roman psychologique naturaliste et ce qu’on pourrait considérer comme la face « gothique » du roman familial. Le roman d’Armand est celui d’un homme à qui tout réussit. Acteur « archi connu », il a réussi à s’extraire des rôles patrimoniaux pour imposer ses propres propositions. Il est à l’origine d’une adaptation de Feu pâle (1), roman de Nabokov aimanté par Shakespeare, jouant sur la discordance des récits et la dualité des personnages. On le voit en train de monter Mars de Fritz Zorn. Zorn, en allemand « colère », est le pseudo de Fritz Angst, qui signifie « angoisse ». Rebecca Lighieri fait à ces mots un sort, justifié par la nationalité allemande de Birke. Leur couple, devenu très tôt célèbre, l’est resté avec les années, même si Birke, à cinquante-quatre ans et malgré sa beauté intacte, voit les propositions se réduire. Armand, au même âge, n’a pas ces soucis. Expansif et gourmand, il engrange les succès professionnels et amoureux, conquêtes éphémères et maîtresses plus stables. On rencontre ainsi Line, une belle femme « très grosse » qui évoque Charonne, personnage fétiche d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Il assume. « L’infidélité m’est nécessaire si je veux continuer à désirer ma femme ». Laquelle, de son côté, ne s’interdit ni n’affiche rien. Dans le couple, malgré les crises et les « stases », le désir est toujours là. Parfois un peu trop aux yeux de Miranda qui aimerait bien des parents plus discrets. 

L’épine dans la chair d’Armand, c’est Miranda. Au-delà de la mélancolie ordinaire des pères, voir sa fille mener sa vie à elle, repousser câlins et bisous, il s’inquiète. Est-elle réellement sortie de la dépression dont elle aurait « émergé » il y a trois ans ? Longtemps il a écarté, minimisé, « métabolisé » certains signes. Miranda semble ne pas avoir dépassé l’âge où l’on distingue jouer à faire semblant et être dans le monde réel. Elle lui dit savoir, bien avant tout le monde, qu’une voisine est morte. Armand croit la voir en deux endroits à la fois. Il trouve des explications, se rassure, oublie. Quand elle annonce, enfant, qu’elle est visitée chaque nuit par un « monsieur », il s’alarme, jusqu’à ce que le trouble disparaisse. Quand, bien plus tard, elle lui parle à nouveau de ce qu’il nomme un « succube », il sait que l’épanouissement procuré par sa relation avec Swan n’est qu’apparent. Son souci dépasse l’état mental de sa fille, vire à l’angoisse devant l’étrange qui peu à peu mine ses propres certitudes. Avec lui le lecteur voit le fantastique contaminer une narration pourtant assise sur de minutieux effets de réel.

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Le récit de Miranda, face à celui d’Armand, est plus une réponse qu’un démenti. Certaines interprétations d’Armand sont certes contredites par Miranda, en particulier en ce qui concerne ses relations avec Swan. Elle fait justice des inquiétudes du père qui la croit passive et peu intéressée par le sexe. Miranda est au contraire hyperactive, plus peut-être qu’Armand, qui à côté d’elle paraît presque limité. Dans ce roman, le sexe tient une place essentielle, met en mouvement les personnages, fait circuler une énergie ambivalente, vitale et solaire ou sombre et mortifère. C’est aussi un des lieux où la vérité se fraie un chemin, où le destin bascule. Mais surtout Miranda, la fille de la tempête, vit dans un autre monde. Pas une illusion créée par les mots du père : Armand n’est pas Prospero. Le « petit royaume féerique » auquel elle accède dès l’enfance a « le même degré de réalité que [la] vie quotidienne avec Armand et Birke ». Elle y acquiert un autre prénom, rencontre des créatures qu’elle croit retrouver dans sa vie quotidienne. Sa puissance ne fait pas d’elle une magicienne accomplie. Avec l’âge, ses pouvoirs se concentrent sur une télépathie qui se mue en « empathie totale ». Sa magie, à laquelle aucun secret ne résiste, est « un fardeau plutôt qu’une bénédiction ».

« Trop poreuse »c’est à la « lucidité terrible » dont ont fait montre les « 27 » que l’expose sa pitié extrême. Version tragique des « enfants perdus » – ceux qui ne veulent pas grandir dans Peter Pan –, le « club », formé de Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin Jim Morrison, Kurt Cobain, Jean-Michel Basquiat, Amy Winehouse, est la fraternité de ceux qui éprouvent une insurmontable incapacité à marcher dans « l’arnaque » qu’on appelle la vie. Sa « dépression », c’était le choc de la découverte de la dernière lettre de Kurt Cobain. Pour elle, il était doué de pouvoirs paranormaux, d’une hypersensibilité qui l’a tué. Et ce n’est pas l’état du monde qui pourrait donner des raisons d’espérer à Miranda. Elle ne quittera pas le club des enfants perdus. 

Rebecca Lighieri  Le Club des enfants perdus
Graffiti à Tel Aviv représentant le club des 27 © CC-BY-4.0/ Jonathan Kis-Lev/WikiCommons

« Il est des êtres qui se perdront toujours », dit Miranda dans la lettre qu’elle laisse à ses parents. C’est à un mot près le titre du précédent livre de Rebecca Lighieri, signe de la continuité d’une œuvre commencée par Husbands et peut-être centrée plus étroitement sur la famille que les romans signés Bayamack-Tam. Bien que considérés comme moins « sophistiqués », on y retrouve des modes de composition à plusieurs narrateurs (Les garçons de la plage) et une certaine forme d’intertextualité, en particulier dans les titres des chapitres. Le club des enfants perdus se distingue par une radicalité dans la mise en cause d’une possible vérité du récit, que ce soit celui d’Armand ou de Miranda. Et par l’absence de niveau supérieur de compréhension. Le sens au contraire passe par des chemins détournés, à l’image des indices que Miranda laisse paraître, ou des petits papiers cachés dans sa peluche préférée. Armand trouvera ainsi son dernier cadeau, un minuscule acrostiche qui ne dit rien d’autre que l’amour d’une fille pour son père. 

L’un des ultimes messages de Miranda est une citation de Phèdre, que joue sa mère à un moment de paroxysme. Les références ne sont pas là par coquetterie, mais pour mettre en scène une culture – classique ou pop – vivante, protagoniste à part entière. Chez Rebecca Lighieri comme chez Emmanuelle Bayamack-Tam, un titre de film, un vers de poésie ou une parole de chanson ont toujours été un moyen d’éclairer, d’élargir le sens du récit, d’ouvrir vers d’autres mondes, de mettre les personnages des « quartiers » de Marseille à égalité avec ceux de l’Olympe ou d’Hollywood. Le théâtre fait, à chaque apparition, basculer le récit. C’est de la scène, ce pont entre corps et écrits, réel et illusion, que surgissent « les mots pour dire nos émotions à nous ». 

La grandeur de Rebecca Lighieri réside dans sa capacité à ne pas faire de l’architecture de son roman un labyrinthe, à ne pas ployer sous les références qu’elle mobilise. La trajectoire de ses personnages est un trait d’archer, inéluctable et graphique. Et pourtant ils vivent ce qu’ils ont à vivre, dans toute leur complexité, entraînant dans une émotion poignante un lecteur qui sait qu’aucune magie, même celle du verbe, ne les sauvera.


(1) Vladimir Nabokov, Feu pâle (Pale Fire, 1962), trad de l’anglais (États-Unis) par Maurice-Edgar Coindreau et Raymond Girard, Gallimard, 1965.