Alice, quatorze ans, décrit dans son cahier son parcours d’adolescente et son hospitalisation pour anorexie. Dans ce premier roman très maîtrisé, Alice Develey s’appuie sur ses souvenirs pour raconter le quotidien d’une adolescente anorexique hospitalisée, ses rapports avec la maladie, ses ambivalences, et elle décrit avec force les préjugés tenaces sur cette maladie, les hospitalisations, les liens entre les patients, et les décisions arbitraires prises par les soignants. Un livre puissant.
À quatorze ans, l’activité favorite d’Alice est de chasser le gramme, jusqu’à l’obsession. Dans ce défi, elle ne mange plus que trois pommes par jour, qu’elle se promet de couper pour perdre davantage de poids la prochaine fois. Mais un rendez-vous avec une médecin remplaçante bouleverse sa vie : du jour au lendemain, elle est hospitalisée. « En quelques minutes, je suis devenue malade », note-t-elle, et elle est livrée aux soignants, comme si sa vie et son avenir ne lui appartenaient plus.
À l’hôpital, alors que les médecins essaient par tous les moyens de la faire manger et de lui faire reprendre du poids, on assiste à la descente aux enfers d’Alice au cours de laquelle, à chaque palier, on se dit que le pire est arrivé : la pose de la sonde, le « gavage », l’indifférence sinon la maltraitance des soignants, l’hospitalisation en pédopsychiatrie chez « les postaigus » et la chambre d’isolement. « Tout ce qui faisait de moi un humain a disparu. »
Alice écrit depuis l’hôpital. Dans son cahier, elle choisit de dire « la vérité » de son histoire, de son hospitalisation « parcequejemangepasassez », et de son désir de se tuer : « je n’ai pas peur de mourir, c’est vivre qui m’effraie ».
Alice est une ado qui pense manger suffisamment puisqu’elle mange à sa faim. Si d’abord elle ne comprend pas pourquoi elle est hospitalisée, elle constate bientôt qu’elle est « un cliché » de l’anorexie selon les médecins : « je suis une fille, bonne à l’école, je ne mange pas, je suis “trop maigre”, je calcule toutes les calories, j’ai des problèmes avec ma mère ». Au fil de son récit, la violence des mots du père et de la mère comme la violence de leurs attitudes affleurent, qui pèsent tant sur la vie de leur fille. Ces paroles et ces actes violents, si finement décrits, contribuent-ils à la survenue de l’anorexie ?
Et puis il y a Sissi, « une des bêtes qui vit dans ma tête », cette voix intérieure qui accompagne partout Alice, à chaque instant, un malin génie au doux nom de princesse qui l’entraîne vers le pire : « Allez feignasse ! Bouge ton gros cul de grosse » et « tu es une plaie, l’échec de tes parents, un boulet » ou encore : « Ta mère t’a jamais aimée, t’es qu’un poids, un énorme poids ». Est-ce cette voix qui conduit un matin Alice à se sentir « monstrueuse » ?
Alice sait-elle ce qu’elle veut ? Ce qu’elle ne veut pas ? Est-elle dans le déni de la maladie qui la ronge de l’intérieur ? Alice Develey scrute avec acuité les nombreuses ambivalences d’Alice, l’amour/haine à l’égard de sa mère et de son père, ses envies profondes qui se confrontent à la réalité de ses actes et de ses mots. Au lieu de dire : « Aidez-moi, aimez-moi ! », elle crie : « C’est ça cassez-vous ! Laissez-moi crever ! » Perdue, sait-elle contre quoi elle lutte ?
Dans cette bataille aveugle au-delà de la souffrance et de l’incompréhension, Alice trouve des alliées, parmi lesquelles sa mamie et d’autres patientes, hospitalisées comme elle, avec qui elle lutte, rit, fait corps contre la solitude et les décisions arbitraires : Louise, Maria, Pia, Aurore, Solène… Et puis il y a le beau personnage de Luce, « adorable mystère », très jeune et étrange fille, qui porte la lumière en elle…
Parmi les alliés, le cahier dans lequel elle consigne autant son histoire que son quotidien occupe une place singulière. Miroir du roman, il scrute le pouvoir des mots et leurs limites. S’ils peuvent tuer ainsi que ceux prononcés par son père et sa mère, ils peuvent aussi soutenir : « Je parlerai parce que je n’ai plus que ça. Parce qu’à la fin il ne reste plus que ça ». Ils peuvent aider également les autres malades : « Si tu dois écrire, écris sur nous Alice. Tu sais qu’on oublie ceux qui ne parlent pas. » Ce cahier interroge aussi la puissance de l’écriture et ce qu’elle ne peut pas. « Peut-être que c’est ça la folie. Croire qu’on peut tout dire. […] Bien sûr que l’écriture est dégueulasse. C’est un charnier, un monceau de cadavres ! » Lors de l’installation de la sonde, elle écrit pourtant : « je crois qu’il y a des moments qui se vivent et qui ne se racontent pas » et le lecteur sent qu’il y a des expériences indicibles, que l’écriture reste à la porte du pire.
Par le biais de la fiction, Alice Develey ne cesse de questionner son propre parcours et ses hospitalisations. Dans Tombée du ciel, elle décrit avec force le parcours d’Alice, ses ambivalences, son impuissance à trouver en elle-même « le déclic » qui la ferait sortir, laissant le lecteur avec les questions de son héroïne. Elle écrit simplement et avec une efficacité redoutable l’impuissance des soignants face à la haine que se vouent les patient.e.s. Aussi, la véhémence qu’ils mettent en œuvre pour lutter contre les violences que ces jeunes hospitalisés s’infligent à eux-mêmes.
Épreuve de vérité, ce premier roman très juste est un regard riche sur ce qu’est et ce que n’est pas l’anorexie, sur la violence des hospitalisations et des prescriptions médicamenteuses incompréhensibles, sur l’étrange statut des malades et leur rapport à la douleur et au suicide, et sur les préjugés qui perdurent sur la maladie et les malades. Jusqu’aux dernières pages, bouleversantes, Tombée du ciel est une évocation puissante et sans manichéisme d’une maladie finalement méconnue.