Un récit possible du Liban

Dans Beyrouth, 13 avril 1975, le journaliste franco-libanais Marwan Chahine se propose de faire « l’autopsie d’une étincelle » : l’attaque d’un autobus dans le quartier d’Ayn el-Remmaneh, point de départ d’une guerre civile qui ne s’est pas arrêtée avec la fin des combats. Mais, contrairement au massacre documenté par le journaliste argentin Roldolfo Walsh (Opération massacre), nul silence. Au contraire, l’épisode est pris dans un enchevêtrement de discours contradictoires. Dès lors, l’enquête consiste à démêler le vrai du faux, dans un pays où tout ramène à la guerre civile, mais où aucun travail mémoriel officiel n’a été entrepris pour établir une version consensuelle des faits.

Marwan Chahine | Beyrouth, 13 avril 1975. Autopsie d’une étincelle. Belfond, 560 p., 22 €

Qui a tiré la première balle de la guerre ? C’est la question qui hante ce livre. Le 13 avril 1975, un bus transportant, parmi des Libanais, des Palestiniens vers le camp de réfugiés de Tal al-Zaatar à travers le quartier Ayn el-Remmaneh est attaqué par des miliciens chrétiens nationalistes. L’attaque fera plus de vingt morts – le décompte des victimes étant à lui seul un enjeu – et sera suivie immédiatement de représailles et d’affrontements. Trois jours plus tard, plus de 300 morts sont déjà à déplorer. La guerre du Liban durera quinze ans et fera entre 150 et 250 000 morts, ainsi que d’innombrables disparus.

Si l’histoire retient la date fatidique du 13 avril comme celle du début de la guerre, les versions sur le déroulement de la journée et les interprétations à en donner sont loin de concorder. Faut-il retenir l’attaque du bus comme début des violences ? Ou bien l’assassinat de Joseph Abou-Assi, garde du corps de Pierre Gemayel, chef du parti chrétien Kataëb ? Qui a ouvert le feu ? Des fedayins armés revenant d’un meeting politique célébrant les martyrs de l’opération « Al-Khalsa », lancée un an plus tôt, ou bien les miliciens chauffés à blanc suite à l’assassinat de ce garde du corps ? Faut-il voir cet assassinat comme un attentat manqué contre Gemayel lui-même, et le passage du bus « palestinien » dans ce quartier chrétien comme une provocation à l’endroit des miliciens ? Ou bien faut-il penser que le bus ramenant des familles et des jeunes dans un bus est passé par hasard – par malheur – dans ce quartier chrétien sur la route du camp ?

L’enquête menée pendant près de dix ans par Marwan Chahine constitue une lecture passionnante, une plongée dans le cœur à vif du Liban, à la rencontre d’une myriade de personnages, tous meurtris d’une façon ou d’une autre par une guerre civile dont les plaies sont encore béantes et les acteurs bien vivants, même s’ils sont restés à la porte de l’Histoire. La question des sources se pose d’emblée : que faire lorsque l’accès aux archives officielles s’avère impossible ?

Marwan Chahine, Beyrouth, 13 avril 1975. Autopsie d’une étincelle
Beyrouth (Liban, 1982) © CC BY 2.0/CapCase/WikiCommons

La question revient à se demander comment établir la vérité dans un Liban qui n’a pas pris à bras-le-corps l’histoire de cette guerre, faute de moyens et de volonté politique. L’absence de volonté officielle de faire la lumière sur le massacre est d’autant plus criante que les preuves et les témoins semblent arriver à l’enquêteur sans parfois même qu’il l’ait demandé. Ainsi, Marwan Chahine rencontre incidemment un participant de l’attaque au détour d’une promenade – meurtrier ou mythomane ? La question des faux-semblants et des critères de vérité est l’un des nombreux fils rouges qui accompagnent le récit, trépidant, de la recherche. C’est à partir de la confrontation de plusieurs matériaux que l’auteur va patiemment accumuler les informations nécessaires pour recouper les différentes versions et rassembler les pièces du puzzle : les journaux de l’époque, des sources policières, les ressources de l’Institut d’études palestiniennes, et surtout les témoignages d’acteurs et actrices de l’époque. Ces derniers constituent la matière principale de l’enquête et du livre : victimes, meurtriers présumés, meurtriers revendiqués, mythomanes, témoins oculaires, témoins autoproclamés, enfants de martyrs, rescapés de l’attaque…

L’enquête se double d’une réflexion constante sur l’intention et la forme du texte. Pourquoi écrire sur le 13 avril 1975 ? L’hypothèse réductionniste est évacuée d’emblée : la vérité de la guerre civile n’est pas contenue dans son événement inaugural. Pire encore, la guerre était déjà là et n’attendait que l’étincelle pour s’embraser. Qu’ajouter à la masse d’informations accumulées par d’autres – en particulier par l’ONG Umam, fondée par l’intellectuel Lokman Slim et sa compagne, Monika Borgmann ? Sur quelles données s’arrêter ? « Parfois cet acharnement à retrouver quelque chose d’intact relève moins de la nostalgie que d’un besoin existentiel de s’assurer que l’on n’est pas fou, que l’on n’a pas tout inventé. » L’absurdité d’une pure accumulation de détails culmine lors de la rencontre avec le personnage principal du massacre, le Bosta remisé dans un jardin et envahi par la végétation. Que peuvent nous apprendre l’arpentage de ses cicatrices de métal et le traçage des différentes pièces mécaniques qui le composent ?

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Nul relativisme non plus dans cette enquête, mue par un véritable désir de faire la lumière sur cette journée et ses ramifications. L’enquête cherche à combler les béances, à réparer les oublis, nommer les victimes, comprendre le déroulement de cette journée qui, comme dans une tragédie classique, semble orientée par une force implacable qui la mène à son résultat sanglant, par une accumulation d’erreurs, de coïncidences, d’incompréhensions, le tout sur fond de dissolution de l’autorité de l’État. Le « bon sujet » d’un article journalistique – auquel s’est prêté Marwan Chahine au moment des quarante ans de l’attaque – se transforme alors en une enquête obsessionnelle, racontée dans tous ses rebondissements, jusqu’aux plus rocambolesques. Le lecteur suit les errements d’une enquête qui se déploie avec humanité et humour, entre les tombes des martyrs et les salons de sales types armés jusqu’aux dents, épousant les doutes, difficultés et fulgurances d’un auteur qui finit par se placer au centre de son enquête, devenant le point focal d’une matière historique qui le dépasse et le traverse tout à la fois. « J’ai parfois l’impression étrange que ce n’est pas moi qui ai écrit ce livre mais qu’il s’est écrit à travers moi », écrit Marwan Chahine.

« À travers ce travail, dit-il encore à la fin du livre, j’ai au moins battu en brèche l’adage national selon lequel on ne peut rien savoir. On peut savoir plein de choses. Encore faut-il le vouloir. » C’est que le Liban est un petit pays et que la guerre y est partout. De là, le glissement du texte de l’enquête historique vers la quête personnelle, et l’impossibilité de rendre compte de façon clinique de cet événement historique. L’histoire familiale se dépose discrètement dans les creux de l’Histoire, avec pudeur et tendresse, par la mention des parents disparus et dans les scènes qui émaillent le récit. Et avec elle, ce sont les Libanais de la diaspora qui sont rattrapés par la manche : peut-on rester dans un pays secoué par d’incessantes tragédies, où la vérité n’a pas vraiment de place ? De là, un texte humble, souvent drôle, plus souvent encore émouvant, qui n’est pas uniquement un tombeau pour les victimes du 13 avril 1975, mais une réflexion sur les possibilités de la vérité, de l’écriture de l’Histoire, et du récit. Une enquête qui tend vers la littérature, la seule place possible quand les conditions de la vérité historique ne sont pas réunies.