Le roman à clés d’Emmanuelle Lambert énonce dès son titre ses intentions et son ton. Autrice de plusieurs essais littéraires dont Giono, furioso (Stock, 2019, prix Femina essai), il raconte l’initiation d’une jeune femme à la vie parisienne et à ses romances, au monde littéraire (en la double figure d’Alain et Catherine Robbe-Grillet) et à l’univers des archives (au sein d’un centre d’archives qui n’est autre que l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine). Mais la romancière se perd dans ses papiers.
Et cela, à force d’emboitements de bons mots, de mises en série de saynètes volontairement grotesques, de private jokes que vient croiser la dénonciation, à laquelle on ne peut qu’adhérer, de la domination masculine. Emmanuelle Lambert rate malheureusement ses cibles, perdant le lecteur à force de ne pas choisir : l’autrice était pourtant bien placée pour nous offrir un roman-méditation sur la littérature, ses traces, ses usages traversés par les rapports de genre ; elle produit une farce sans « goût de l’archive », un récit brouillon qu’on aurait préféré retrouver au fond d’un carton.
« Elle » est le pronom qu’Emmanuelle Lambert mobilise de bout en bout de son récit pour désigner une héroïne dont on comprend vite qu’elle n’est autre qu’elle-même, bien que le pacte de lecture ne soit jamais clairement affirmé : roman, autobiographie, autofiction, satire ? Emmanuelle Lambert n’a pas Aucun respect depuis bien longtemps. Elle a passé et réussi l’agrégation, écrit une thèse sur Jean Genet, puis accompagné très sérieusement l’entrée à l’IMEC du « pape du Nouveau Roman », Alain Robbe-Grillet. Elle a contribué à la « valorisation », préparant plusieurs expositions sur les archives littéraires, elle a même occupé le poste de directrice de la communication, avant de prendre ses distances avec l’Institut. Avant cela, elle a coédité avec Olivier Corpet, fondateur de l’IMEC, une série de textes et entretiens de l’écrivain sous le titre Le voyageur (Christian Bourgois, 2001), puis a publié, un an après sa mort, son Grand écrivain (Les Impressions nouvelles, 2009) racontant sa relation complice avec l’auteur des Gommes, dont elle avait précédemment édité le dossier de presse (Christian Bourgois, 2005), puis signé la postface de l’Alain (Fayard, 2012) de Catherine, l’épouse de l’écrivain. Elle n’a donc pas toujours été à la cave, elle n’a pas toujours regardé le monde littéraire par le trou de la serrure.
Après avoir donné ses archives à la BnF, en 1994, le couple Robbe-Grillet les avait reprises pour les vendre ensuite à la région de Basse-Normandie en 1998, en même temps que sa collection de cactus, son château, au Mesnil-au-Grain, ainsi que son parc. Cette vente si singulière dans l’histoire des archives, et unique du vivant de l’auteur, est le contexte-prétexte du texte d’Emmanuelle Lambert, mais elle n’en fait malheureusement rien, préférant les coulisses : pas celles de la fabrique des archives, mais celles de la machine à café. Soit, « elle » rigole beaucoup, « elle » fait des pauses cigarettes interminables avec ses collègues, « elle » prend le train et s’y ennuie (un chapitre entier est consacré au trajet Paris-Saint-Lazare-Caen, chapitre bien plus ennuyeux que le paysage qu’il traverse).
Tout roman qu’il se veut, Aucun respect aurait pu au moins respecter un peu celles et ceux qui le lisent, en relatant ce que la jeune femme fait dans les cartons, dans ce qui désormais, avec l’opus et la biographie, constitue l’incontournable troisième élément de la littérature. Cela aurait été passionnant de suivre cette jeune chercheuse en pays Robbe-Grillet, en ce tournant des années 1990-2000.
Mais à lire la romancière, on se demande bien pourquoi consacrer autant d’énergie et de temps à inventorier, déplacer, classer, reconditionner ces archives littéraires, sauf à révéler qu’au fond de la boite se tient un secret, les fantasmes pédocriminels d’un auteur dont les œuvres sont présentes sur les listes du bac – révélation qui n’en est pas une, mais qui perpétue cette idée que les archives sont des objets extraordinaires où se cachent les choses les plus scandaleuses. Bref, que les papiers jaunis sont le lieu de la vérité de la littérature et que surtout il faut les publier, alors qu’ils sont les archives du travail littéraire. Emmanuelle Lambert le sait bien : n’a-t-elle pas montré au Mucem les dizaines de cahiers manuscrits raturés de Jean Giono ?
Lectrices et lecteurs du couple Robbe-Grillet, ce livre n’est donc pas pour vous – vous savez déjà que l’homme adorait le gigot d’agneau et abhorrait l’épée d’académicien au point de demander à bénéficier de la même dérogation que les membres du clergé. Passez aussi votre chemin si vous avez lu certains des précédents livres d’Emmanuelle Lambert, où elle déployait un talent romanesque indéniable, alors qu’elle se limite ici à quelques bons mots dignes d’un diner mondain (p. 13, « C’est beau, les débuts » ; p. 143, « Il faut se méfier des gens qui traitent les autres d’ingrats » ; p. 161, « elle s’était dit qu’il ne fallait jamais sous-estimer les mères de famille nombreuse »). Quant au plus grand nombre d’entre vous, celles et ceux qui ne sont jamais allés ni au 25 rue de Lille, ni au 9 rue Bleue à Paris, ni à l’abbaye d’Ardenne à Caen, locaux successifs de l’institut d’archives dont il est question et qui existe bel et bien, ce livre vous paraîtra fort obscur. Aussi, si j’étais méchant, je dirais qu’Aucun respect est une invitation à un interminable dîner à l’ancienne, composé de plats plus ou moins frais, souvent peu goûteux. On est si loin de Claude Mauriac, d’Hervé Guibert ou de Matthieu Galey.
On s’ennuie, mais l’ennui n’est jamais gênant en littérature comme au cinéma, sauf quand il est excluant : le choix d’avoir anonymisé tous les personnages, sauf le couple célèbre de châtelains, fait de ce festin annoncé un dîner sans vin ni digestif. Ils sont tous et toutes au même régime. Il y a d’abord les personnages publics, tous, à une exception près, des hommes : Olivier Corpet, « le chef », « dandy », « Grand genre », qui « pensait vite mais parlait lentement », mort en 2020 d’une maladie dégénérative dont Emmanuelle Lambert narre l’évolution non sans ironie ; Corpet qui fut avec Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché coéditeur des textes posthumes de Louis Althusser, notamment. Sous le projecteur de l’autrice, il y a aussi, personnage central du livre, celui qui accueille et accompagne la jeune ingénue tout au long de son périple : Albert Dichy, le rieur, attachant et conspirateur « Joseph », grand spécialiste de Jean Genet (Emmanuelle Lambert a travaillé à l’édition d’un volume de la Pléiade, avec Gilles Philippe et Albert Dichy himself).
Viennent ensuite d’autres figures du monde de l’édition : Christian Bourgois, l’éditeur aux lunettes de soleil, nommé président du conseil d’administration de l’Institut après Claude Durand ; l’écrivain, biographe et scénariste Benoît Peeters (« Éloi… un de ces moralistes attachés à vivre l’existence la plus complète et la plus intéressante possible »). Pourquoi ces deux-là sont-ils épargnés par l’écrivaine ? Le premier est un personnage respecté de l’histoire littéraire contemporaine et le second, tout aussi admiré mais moins visible, l’éditeur de la plupart de ses précédents livres. Quelques autres ne bénéficient pas du même sort, comme le directeur administratif et financier karatéka, et une femme appelée « l’Adjointe » : Nathalie Léger, éditrice de textes d’Antoine Vitez et de Roland Barthes, co-commissaire de plusieurs expositions au Centre Pompidou, écrivaine primée, directrice actuelle de l’IMEC : dure, grande, belle, « sûre de sa séduction », « l’adjointe » appartient au camp des hommes, des puissants, des dominateurs.
Bien vite, tous ces gens deviennent les acteurs masqués de cette séance SM, un sado-masochisme dont Catherine Robbe-Grillet est, on le sait, une experte et sur laquelle l’autrice ne cesse de s’appuyer. Mais la soirée SM qui suit l’ennuyeux diner n’en est pas une : elle n’est pas un jeu volontaire et consentant, mais un théâtre de domination sur les autres, notamment les femmes, plus ou moins jeunes, qui travaillent à l’Institut. Elles aussi ont des prénoms fictifs, parfois à une lettre près (Laura, Marlène ou encore Ludivine). D’elles, les filles salariées, « elle » est proche, « elle » est complice, « elle » passe des alliances : elles sont pour elle ses camarades de jeu, là où dans le réel elles étaient ses collègues de travail. Leur portrait est souvent flatteur, car ce sont les dominé.e.s. Elles s’occupent des photos, elles portent les cartons, elles font les photocopies, et surtout elles ne se révoltent pas.
Car, par cette traversée des archives, Emmanuelle Lambert a un autre fil que les archives de Robbe-Grillet. Elle veut mener un combat des plus légitimes et dont on aurait aimé que le livre parvînt à le gagner : les archives étant un lieu du patriarcat, il faut détruire cette domination masculine qui sévit tout à la fois dans les silences du chef et ses déboires sentimentaux, la bonté et l’intelligence tranchante de Joseph, ou la séduction provocatrice de Robbe-Grillet. « Elle » qui vient de province, « elle » qui ne sait jamais comment s’habiller, « elle » qui ne connait pas les codes, « elle », surtout, qui aime la littérature, se prend en plein visage cette domination qui, s’il s’agit de Laura, Marlène ou Ludivine, ne les fait que « marrer » au sein de l’Institut. Car quand Laura se fait taper dessus par son compagnon, les filles l’aident, la logent. Les humiliations quotidiennes au travail semblent plaisantes aux protagonistes. Dans cette entreprise, Emmanuelle Lambert ne convainc pas seulement, elle irrite. Et la séance SM tourne à une farce grotesque, à une pantomime de clowns sous le grand barnum de l’IMEC. Quand on ferme le livre, on se dit que ça ne marche décidément pas.
C’est sans doute que cette petite comédie n’est pas drôle, que l’usage du rire a ses limites. On ne croit pas à l’autoportrait d’Emmanuelle Lambert en « Bécassine » : les archives dont elle parle si peu, sauf dans quelques rares paragraphes (« le surgissement du passé traversant la graphie hésitante du manuscrit, le fragment de notes fébrile, le dessin griffonné, la planche de photographies ordinaires »), ne sont pas les confettis d’un cirque mais bien une croyance des plus sérieuses, avec ses rituels et ses valeurs, une religion à laquelle l’autrice croit aussi. Pourquoi ne pas avoir glissé le défilé de tous ces auteurs qui venaient rue Bleue tenter de déposer leurs archives-reliques ? Pourquoi ne pas avoir dit combien, au cours de cette décennie, accéder aux archives était pour le monde de la recherche, en France mais partout ailleurs, une espérance ? Ce sont les grandes heures d’un autre institut, l’Institut des textes et manuscrits du CNRS, au sein de l’ENS de la rue d’Ulm. Au récit de travail, au long labeur des archivistes fabriquant les archives, elle a préféré cette formule définitive : « en fait, personne ne lit ».
Et puisque au fond le seul intérêt est d’abattre les masques des personnages d’Aucun respect, on notera, et ce n’est pas un hasard, que trois des figures-clés de cette histoire n’ont pas été invitées à ce dîner raté et à cette fausse soirée SM. Sont absents et n’ont pas droit à un portrait l’éditrice Claire Paulhan, archiviste du fonds de son grand-père, Jean Paulhan, qui travaillait alors à l’Institut, André Derval, alors responsable des collections et artisan majeur des archives de l’édition, première fonction de l’IMEC ou encore l’historienne Anne Simonin qui, lors de sa monumentale recherche sur l’histoire des éditions de Minuit, était au point de départ de cette si singulière histoire d’archives. De là, un tableau d’une PME dirigée par des bandits louches, petits malfrats prêts à fourguer de la fausse monnaie, accompagnés de tire-au-flanc, qui ne cherchent qu’à fumer des clopes. La farce a ses limites et ce n’est pas une question de respect.