Dans Les années vingt de Varlam Chalamov, chronique littéraire d’une époque où ont été inaugurés « tous les bienfaits et les forfaits des années qui suivirent », Andreï Sobol fait une très brève apparition : le lecteur a tout juste le temps de le voir quitter Moscou, séjourner à Capri, y écrire un roman « qu’il considérait comme son meilleur ouvrage ».
Une fois son roman terminé, retapé au propre, et ses brouillons dûment jetés au feu dans un geste gogolien, Sobol ouvre la fenêtre de sa chambre ; c’était un jour de sirocco, le vent « emporta son manuscrit par la fenêtre, et en un clin d’œil le roman disparut sans laisser de trace ». N’importe qui à la place d’Andreï Sobol serait devenu fou – c’est aussi ce qu’il a choisi de faire. Fanchon Deligne, traductrice, évoque trois tentatives de suicide : les deux premières ont échoué ; quand est venue l’heure de la troisième, Andreï Sobol avait acquis une certaine expertise. Selon Chalamov, il s’est donné la mort de Pouchkine : une balle de pistolet dans le ventre, puis quelques heures pour faire ses adieux aux livres et au monde.
Comme son manuscrit, Andreï Sobol (1888-1926) a été emporté par le vent, pas le vent chaud de la baie de Naples, le vent russe, pas toujours miséricordieux, et qui connaît bien peu d’obstacles. Il ne participait jamais aux débats littéraires et ne cherchait pas la gloire, nous apprend Chalamov – ça tombe bien : un siècle plus tard, on ne retrouve son nom ni dans l’index de l’Histoire de la littérature russe en six volumes publiée par Fayard ni dans le Nouveau dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays de Laffont-Bompiani, ni dans la Britannica, ni dans l’Universalis. Les éditions de La Baconnière ont la bonne idée de ressortir d’on ne sait quel coffre à double fond les soixante pages admirables de ce Panopticum : un livre menu, publié avec soin, ne cessant de grésiller, de gémir, de grincer sous une couverture à la fois sobre, couleur de moine capucin, et intrigante comme un tract annonçant le spectacle d’un magicien dans une salle connue d’une poignée d’initiés.
Le lecteur en apprendra un peu plus sur Sobol à la lecture de l’avant-propos : on y découvre notamment qu’il a commis l’exploit d’être à la fois condamné à mort par les Russes blancs et jeté en prison par les bolcheviks. Ce ballet à mort de tsaristes contre bolcheviks explique peut-être cette ouverture en rouge et blanc du Panopticum, comme si le drame russe, et celui de Sobol en particulier, prenait sa source dans ce dilemme bicolore. « Jours blancs, nuits blanches. Il fait tout blanc » – voilà l’incipit ; quelques lignes plus loin, « un rectangle blanchâtre remplace le portrait de l’empereur dans le commissariat » ; puis on apprend que « Les Rouges ont frappé le tsar par derrière » ; la ville de Tsarevo-Selimsk devient Krasno-Selimsk (krasny signifiant rouge), la neige perdure mais « une vieille pleure des larmes de sang ». Un peu plus loin encore, après avoir évoqué « la blanche plaine et la blanche mort », Sobol parle d’un embryon dans un bocal « où jadis des framboises enrobées de sucre avaient fait leur visqueux travail » ; et quand l’effigie de Marie-Antoinette, bousculée par le chef des anarchistes, vacille, tombe et perd la tête, il en sort « un sang sec d’un blanc bleuté ».
Panopticum est le titre du livre et le décor de ce quasi-huis clos : à la fois musée de cire ou d’automates et cabinet de curiosités offrant l’hospitalité à divers monstres conservés dans le formol au lieu de l’alcool des griottes. Monstres n’est d’ailleurs pas le mot juste, il faudrait recourir au mot russe ourod, plus prosaïque puisqu’il n’évoque jamais les êtres surnaturels ; Annick Morard leur a consacré un livre en 2020, Ourod, autopsie culturelle des monstres en Russie, publié dans la même maison, où elle mentionne pour la première fois ce chef-d’œuvre miniature – il attendait depuis longtemps d’être libéré de son flacon. Dans ce panopticum, musée rempli d’images, de mannequins à la Bruno Schulz, de figures de cire, de médailles et de bricoles, s’installe une petite troupe d’anarchistes-égocentristes venue d’un autre repaire, et menée par Anton Razvozjaev, leur chef oxymorique. À partir de ce jour, les anarchistes plus ou moins farouches, les mannequins et le personnel du musée (du moins ceux qui n’ont pas déjà pris la fuite), vont se côtoyer dans des pièces encombrées et dans un petit nombre de pages bien remplies. La promiscuité est un art de vivre soviétique, elle deviendra un genre théâtral ou cinématographique (souvenez-vous des séquences russes de Ninotchka) ; elle incite au conflit, au vaudeville comique ou cruel, au conflit, à des épisodes de tendresse inopinée, à la mélancolie ou au recroquevillement.
Ce livre est un roman de la taille d’une nouvelle, il est aussi une ménagerie par temps d’hibernation, on y voit défiler des créatures singulières, toutes typées : un géant, un lilliputien, Marguerite au cœur à droite, Lesnitchi l’hirsute et Salomon affligé de la maladie de Basedow aux symptômes pittoresques. Sobol semble prendre un malin plaisir à organiser une procession de trognes inclassables au moment où les Soviets inventent, promeuvent et ratiboisent un peuple de camarades uniformes. C’est aussi un théâtre de poche : le livre présente, pages 6 et 7, la liste des personnages principaux, comme le font Ilf et Petrov en ouverture du Veau d’or, et la couverture affiche leurs silhouettes, réduites à l’état de signes typographiques. C’est enfin un kaléidoscope, selon sa traductrice, et « une partie de cache-cache avec le lecteur », d’après la définition du roman proposée par Andreï Biély. Le Panopticum évoque les microcosmes baroques de Wojciech Has, les cauchemars de Roman Polanski situés à « l’intérieur d’un intérieur », ou les films d’animation image par image de Jan Švankmajer ; les automates s’y confondent avec les êtres vivants, la pénurie incite à la débrouille, c’est-à-dire à détourner chaque objet de son usage, pour repousser la mort d’un jour. « Derrière le mur, au-delà de Marie-Antoinette sans tête, des embryons, de l’Arabe, du grand-père Marius Pétrovitch en caleçon long à carreau et des miroirs fous » : dans cette liste, seul Marius est bel et bien vivant – mais allez savoir qui est vivant et qui ne l’est pas, au fond du gouffre de ces années de disette, de prédation, de frimas et de Proletkult.
Fanchon Deligne, chercheuse en paléo-environnement, était sans doute la mieux placée pour tirer ce livre du permafrost où il dormait ; elle a reçu le prix Russophonie en 2017 pour sa traduction du Couloir blanc de Vladislav Khodassévitch. Elle et Andreï nous donnent à lire une prose granuleuse, détaillée, pleine de creux et de bosses, de trous et de hérissements, de rouille et de pierres précieuses, toujours mouvante même quand elle décrit l’immobilité, procédant souvent par métonymie, comme le faisait Sigismund Krzyzanowski, autre disparu sauvé de l’oubli : « Deux capuchons pointus partirent au petit trot vers la rue Douryline, à la rencontre de l’archiprêtre, et en chemin un capuchon suggéra à l’autre de sonner la grande cloche de Notre-Dame de Vladimir. » Décor, accessoires, costumes, protagonistes, figurants, noms venus du passé : Andreï Sobol sait rassembler tout ça dans le filet d’une seule phrase : « Toutes les petites lampes secouèrent la rue Saint-Sauveur-de-Koudrino, la sortirent de sa tétanie blanche, attirèrent à elle l’un ou l’autre quidam. Une silhouette inquiète vêtue d’un chapeau de fourrure et d’une courte pelisse du temps des Romanov glissa même la main dans sa poche, et un chien, maigre comme un gardon de l’an dernier, au pelage râpé en ces temps de crise, se rua sur le perron pour gratter à la porte. »
Il arrive à Andreï de s’emballer, porté par un lyrisme sans doute salutaire en temps de calamités ; Fanchon Deligne le suit jusque dans ces embardées, sans le lâcher, sans lâcher non plus le fil du récit : « Et après une deuxième heure, une troisième : la lueur des flammes sur le visage, le visage figé, le crépitement du bois, le petit garçon derrière le mur pleurant dans un demi-sommeil, et devant, une route inconnue, soudain sortie de nulle part… Mon Dieu… avec qui la faire, avec cet homme aux pommettes saillantes ? et pour aller où ? »
Certains mots nous parviennent tels quels, en provenance du russe soboléen – makhorka, boubliks, bania, volnitsa, chichiga ; ils sautent aux yeux, ils sont des chicots intraduisibles et comme Sobol lui-même ils paraissent indomptables. Pour paraphraser Jean-Paul Manganaro, il n’est pas mauvais de voir de temps à autre une langue étrangère perturber la langue d’accueil.
« Approchez, approchez », lance Fanchon Deligne en ouverture de son avant-propos, et elle a bien raison : Le Panopticum est une merveille de guingois, comme ces masures du premier chapitre « semblables à des petits raisins secs sur une brioche vaporeuse », une merveille sauvée du désastre, tératologique, déchirante et grotesque dans la tradition de Gogol ; d’ailleurs, le livre tient dans la poche intérieure d’un manteau, il est fait pour être diffusé en secret, oublié sur un divan, dans une calèche ou un tramway, lu dans le noir à la lumière d’une loupiote, déclamé sur une estrade, feuilleté dans un cagibi, volé dans une bibliothèque et brandi comme l’antidote à tous les manifestes.
Un jour prochain, espérons-le, les éditions La Baconnière feront le voyage à Capri pour retrouver les pages du roman inédit d’Andreï Sobol emportées par le sirocco.
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