Une quête sans fin

D’un fait divers sanglant, le braquage du Sofitel d’Avignon en août 1983, au cours duquel son père a trouvé la mort, le photographe Jean-Michel André tire un album d’images qui oscille entre la mémoire et le vide.

Jean-Michel André | Chambre 207. Actes Sud, 152 p., 39 €

C’est comme un point inatteignable au milieu du ciel, une éclaircie lovée dans un ennuagement, la lune qui aurait épousé le soleil noir de la mélancolie. C’est une photographie qui tient toute la surface de la couverture du livre de Jean-Michel André, au titre aussi simple qu’il paraît énigmatique : Chambre 207. Rien de plus qu’un mot et qu’un nombre à trois chiffres. Une clé et une serrure tout à la fois.

Nuit du 4 au 5 août 1983 : le père de Jean-Michel André est assassiné avec six autres personnes au Sofitel d’Avignon. La famille était sur la route des vacances : Lucien André, Geneviève Dupont, sa nouvelle compagne, et sa fille, laquelle dort dans une autre chambre avec Jean-Michel. Ces derniers ont entendu des coups de feu, peut-être dans la chambre d’à côté, la 209 où sont leurs parents, ils attendent, ils se rendorment, sont réveillés par des cris… Les explications des policiers sont brutales, sommaires, sans commune mesure avec la réalité de ce qu’ils viennent de vivre (si l’on peut employer un tel verbe à cet endroit). Des malfrats ont braqué l’hôtel, l’affaire a mal tourné, une fusillade s’en est suivie, le père de Jean-Michel et sa compagne ont été abattus d’une balle de pistolet dans la nuque. Les faits font la une des journaux, Paris Match y va d’un titre sans nuance aucune (« Avignon. Le carnage » – la couverture est reproduite dans le livre), l’affaire ne sera jamais complètement élucidée. Il y a maintenant un avant et un après l’événement pour Jean-Michel : son existence a comme disrupté ; ses souvenirs ont disparu, l’enfant n’a pas tenté d’oublier, comme on le dit parfois, non, il a littéralement perdu la mémoire, comme quand on perd ses clefs que l’on a pendues à son cou et que l’on ne peut plus rentrer chez soi. « Les seuls souvenirs que j’ai de mon père sont les photos de famille avec lesquelles j’ai grandi. Je suis comme étranger face à ces images. »

Jean-Michel André, Chambre 207
« Roubine » (Arles, 2022) © Jean-Michel André

Chambre 207 est un patchwork d’images, qui tente de cerner l’incernable, de dire l’indicible : archives de l’époque, extraits de journaux, courriels de la demi-sœur, photographies prises par l’auteur quelque quarante années plus tard, l’ensemble formant comme un agglomérat d’espace et de temps, des strates non pas de souvenirs, mais de ce que l’on pourrait nommer des « survenirs ». Moins une enquête à partir d’éléments du passé qu’une quête autour de ce qui surgirait du présent : « Quarante ans plus tard, je revisite et photographie des lieux que j’ai pu – ou que j’aurais pu – traverser avec mon père. Je poursuis des recherches entamées il y a une dizaine d’années, ouvre de nombreuses portes et collecte des documents. La vérité se dérobe, je déplace alors mon regard et disperse l’horreur pour conjurer le traumatisme. Je me rends à Avignon sur les lieux du drame, dans la région d’Arles, où a été retrouvé l’un des inculpés, mais également en Corse, où nous devions nous rendre en août 1983. Je suis allé en Allemagne, où mon père exerçait pour les Affaires étrangères, et au Sénégal, où j’ai passé ma petite enfance avec mes parents. Je remonte le temps…»

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Il y a dans l’agencement des archives et des photographies de Jean-Michel André comme une beauté paradoxale, quelque chose qui dit à la fois le désir de comprendre et l’impossibilité de ce même désir, une énigme prête à être déchiffrée et un mystère persistant. Les paysages qui succèdent aux rares portraits du père avec l’enfant sont autant de garde-fous contre le vide de la mémoire ; ici, l’envol hasardeux d’un oiseau dans le ciel d’Arles, là, les traces dessinées sur le sol d’un paysage corse n’indiquent ni n’augurent rien, elles apaisent seulement le regard. Si les images ne se parlent pas, elle se répondent cependant : manière, encore une fois, de cerner l’incernable, de formuler l’informulable.

Quelques objets qui ont appartenu au père ont été photographiés par l’auteur. Ils suggèrent l’intensité d’un relation perdue-retrouvée : une boîte de diapositives, un passeport, un trousseau de clés de valises (les clefs, encore les clefs…), une montre, sont la preuve, fût-elle inframince, d’une relation qui voit le jour entre un enfant devenu homme et un homme qui n’a guère eu le temps d’être un père.   

« Les mots n’existent pas forcément pour révéler des blessures, des failles. Je peux donner l’impression de me dénuder, mais je reste pudique, je ne dévoile pas tout. Je travaille sur les lisières, sur le fil, tel un funambule qui avance en essayant de ne pas chuter, de rester concentré. » Que « valent » ces images par rapport à tous les mots que l’auteur n’a pu mettre sur son histoire ? Que montrent-elles qu’il ne peut dire ? Peut-être rien d’autre que l’espace qui sépare le souvenir d’une mort et l’affirmation d’une vie (Georges Perec). Celui où Jean-Michel André a fini, ou commencé, sensiblement, de se tenir.