Le cinéma comme prétexte

La collection « Ma nuit au musée » propose à des écrivains de rester toute une nuit dans le musée de leur choix et d’en relater l’expérience. Elle a déjà accueilli des ouvrages de Kamel Daoud, Lydie Salvayre, Éric Chevillard et d’une quinzaine d’autres. Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes, raconte dans Rue du Premier-Film sa nuit passée dans les locaux de l’Institut Lumière à Lyon, dont il est le directeur. Dans Le culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français, Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, tente quant à elle, à partir de tous les témoignages récents faisant état de harcèlement et d’abus sexuels de la part de réalisateurs et d’acteurs français, d’analyser la crise de ce qu’elle désigne comme le cinéma d’auteur français. Malheureusement, le cinéma, auquel le premier ouvrage est censé rendre hommage et que le deuxième prétend critiquer et analyser, est le grand absent de ces deux livres.

Thierry Frémaux | Rue du Premier-Film. Stock, coll. « Ma nuit au musée », 252 p., 19,90 €
Geneviève Sellier | Le culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français. La Fabrique, 264 p., 13 €

C’est à bicyclette, sous la pluie, que Thierry Frémaux, au tout début de Rue du Premier-Film, traverse Lyon pour rejoindre l’Institut Lumière où il doit passer la nuit, après avoir présenté un film d’Ozu, Printemps tardif. Après une courte évocation de la famille Lumière et une dizaine de pages exprimant le plaisir qu’a l’auteur à faire du vélo, Thierry Frémaux relate ses rencontres avec la directrice de collection, qui finit par le persuader de passer une nuit dans le musée qu’il dirige, alors qu’il aurait aussi bien pu choisir « le musée des Civilisations noires de Dakar, le musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk à Istanbul », ou la demeure de Pablo Neruda à Valparaiso. Évidemment.

22 h 30. Il commence sa nuit. Il fait un petit passage par son bureau du dernier étage, simple et presque vétuste, car « ici, l’argent va à la production, pas aux aisances personnelles, écoute une petite sonate de Fauré pour combler le silence et résiste à l’envie d’appeler un ou une amie, car dans ce métier il y a toujours quelqu’un à qui l’on peut parler au milieu de la nuit, par exemple Jane Campion ou Georges Miller. Quel beau métier. Bientôt minuit, il est temps de reprendre la fiche biographique des frères Lumière, avant de nous chuchoter dans le creux de l’oreille une petite anecdote amusante sur Martin Scorsese à la cérémonie des Oscars. Mais entrons dans la bibliothèque du musée, qui porte le nom de Raymond Chirat, grand historien du cinéma français, qui en fut l’initiateur. Là, sur une table, est posée l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul. Alors, par envie de rendre hommage à Perec, Thierry Frémaux ne résiste pas et nous offre, sur trois pages, la table des matières du premier volume de cette grande œuvre !

Il convient alors de continuer la visite par une évocation de celui qui fut le premier directeur de la maison, grand cinéphile et créateur de la revue Positif : Bernard Chardère.

La nuit s’avance comme une épopée muette et il est peut-être temps de s’intéresser à la raison principale de sa présence dans cet endroit : les frères Lumière et l’invention du cinématographe. Mais Thierry Frémaux procrastine. Seul dans le noir du musée, il se souvient d’une peur adolescente dans le désert saharien. Puis, adepte des listes, il nous propose celle des précurseurs de l’invention des Lumière, avant de brusquement convoquer le souvenir de l’un des grands réalisateurs borgnes d’Hollywood, André de Toth, dont le magnifique western La chevauchée des bannis (qui a la particularité assez rare de se passer dans la neige, comme cet autre grand western, Le grand silence de Sergio Corbucci) est l’un de ses films préférés. Et soudain, pendant une dizaine de pages, on prend plaisir à lire les digressions cinéphiliques de quelqu’un qui aime et qui connaît le cinéma. Mais la pêche est bien maigre et sur les quelques 120 pages qu’il reste pour finir le livre, on ne ressentira que dans quelques-unes, fort rares (deux pages sur L’armée des ombres, film d’aube et de mort), ce léger frisson.

Alors pourquoi ce livre et à qui s’adresse-t-il ? Les cinéphiles n’y trouveront pas leur compte, pas plus que les amateurs d’histoire de Lyon ou du cinéma et il n’est pas assez détaillé pour servir de guide aux visiteurs du musée.

Rue du Premier-Film est simplement le vingtième volume de « Ma nuit au musée », réservé exclusivement aux collectionneurs de la collection.

GENEVIÈVE SELLIER, Le Culte de l’auteur-les dérives du cinéma français, Thierry Frémaux, rue du premier film
Cinémathèque de NYC © Jean-Luc Bertini

La fameuse politique des auteurs que François Truffaut et la bande des Cahiers du Cinéma ont réussi à imposer comme critère exclusif de qualité est sans doute la plus grande supercherie de l’histoire du cinéma ! Cette phrase assassine contre le « cinéma d’auteur » se trouve à la troisième page du livre de Geneviève Sellier Le culte de l’auteur, sous-titré Les dérives du cinéma français. À partir de là, l’autrice, qui n’apprécie pas énormément la Nouvelle Vague (cf. son livre La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, paru aux éditions du CNRS en 2005), développe une théorie selon laquelle « le cinéma d’auteur », inventé au début des années 1960 par Godard, Truffaut et les autres, a opéré dans le cinéma français une reconfiguration de la domination masculine qui passe par la figure du « créateur » libre de transgresser les codes.

D’autre part, des comportements abusifs, éthiquement et légalement sont actuellement reprochés à certains réalisateurs comme Benoît Jacquot ou Jacques Doillon, qui, comme le souligne Geneviève Sellier, représentent le « cinéma d’auteur » et se réclament de la Nouvelle Vague. Il ne reste plus à l’autrice qu’à montrer, grâce à quelques exemples bien choisis, que les deux maux responsables des dérives du cinéma français sont tout d’abord la Nouvelle Vague et ensuite la politique des auteurs qui en découle, permettant au « créateur », à l’artiste, de se situer au-dessus des lois.

Pour ce faire, elle commence par s’intéresser à des réalisateurs étrangers, Woody Allen et Roman Polanski, en montrant, dans le cas d’Allen, que, dans certains de ses films, les personnages sont d’une misogynie effrayante et, dans celui de Polanski, qu’il est incompréhensible que pour son film J’accuse, il ait obtenu le César du meilleur réalisateur et que surtout tant de comédiens masculins importants soient venus cachetonner dans ce film alors que ce n’est pas grand-chose et que les femmes y tiennent des rôles très secondaires. Entre alors en scène Gérard Depardieu, monstre rigolard aux remarques obscènes, en Corée du Nord, avant que Judith Godrèche et Isild Le Besco n’apparaissent, pour permettre à Geneviève Sellier de résumer l’œuvre de Jacques Doillon et de Benoit Jacquot en la réduisant à des fantasmes masculins plus ou moins incestueux.  

Il est temps alors de s’intéresser à une dizaine d’actrices françaises, en commençant  par Maria Schneider, pour montrer qu’après être passées entre les mains de ces « auteurs » et avoir subi parfois leurs exigences, elles ont, pour la plupart, arrêté le cinéma. Les fiches de ces comédiennes sont à charge, mais aussi très succinctes, et ne prouvent pas que des réalisateurs indélicats soient systématiquement responsables de leurs brèves carrières.

Geneviève Sellier prétend réformer, voire supprimer un « cinéma d’auteur » qui autorise les « créateurs » à se comporter en despotes, en prédateurs, en pédo-criminels même, sous prétexte de stimuler leur inspiration.

Elle résume alors de nombreux scénarios de films d’auteurs, hommes ou femmes, cherchant à démontrer que la domination masculine y est toujours aussi présente, y compris dans des œuvres réalisées par des femmes. Quelques-uns échappent de justesse au pilori, mais ils ne sont pas légion. Geneviève Sellier n’oublie jamais de préciser, pour tous ces films, qu’ils n’ont pas été des succès commerciaux et qu’il est donc incompréhensible que les institutions publiques subventionnent ces œuvres qui leur font perdre de l’argent. Malgré tout, selon elle, la critique « intellectuelle », telle que la pratiquent Le Monde, Télérama ou Le Masque et la Plume, est acquise à ces bastions de la domination masculine.

Bien que professeure émérite en études cinématographiques, elle décortique ces histoires sans jamais les analyser, oubliant qu’un scénario n’est rien s’il ne s’exprime pas à travers une mise en scène et une grammaire cinématographique propre à chaque réalisateur. Le mot « cinéma » est imprimé sur la couverture du livre et répété de nombreuses fois à l’intérieur du livre, mais il brille par son absence, car, dans Le culte de l’auteur, il n’est question que de morale et de jugement hâtif sans jamais laisser transparaitre un quelconque intérêt pour le cinéma.