Avec Coupez !, Laure Desmazières publie son premier roman, inventif et nerveux, foisonnant de références cinématographiques. Actrice, cinéaste et scénariste, l’autrice retrace le vécu tourmenté d’une scénariste d’un film en cours de réalisation, obligée de procéder à des coupes dans son propre texte. L’expérience sera pour la narratrice une épreuve douloureuse, faite d’appréhension, d’angoisse, d’abattement et de larmes. Et où s’intercalent des souvenirs d’enfance funestes qu’elle cherche à comprendre avec détachement et humour.
Laure Desmazières a déjà réalisé plusieurs courts métrages, notamment Zaïna 46 et Voyage à Santarem en 2018 et 2023. En tant que scénariste, elle a travaillé avec Théo Court, réalisateur du film Blanc sur blanc (Blanco en Blanco) sorti en 2019, sombre aventure d’un photographe plongé dans une Argentine du début du XXe siècle où sévissaient la colonisation et le massacre des autochtones.
Dans Coupez !, la narratrice, Manon, est la scénariste d’une chronique sportive, film en cours de tournage, dont une joueuse de tennis, Carole, est le personnage principal, interprété par la comédienne de fiction Anna. Un film dans le film, une « nuit américaine » romanesque en quelque sorte. À la suite du retrait d’un commanditaire du film, la production, manquant de moyens financiers importants, demande à Manon de couper des scènes dans l’hôtel où, dans sa chambre, Carole doit faire revivre les moments de ses exploits passés. « Le meilleur du film »… « j’ai passé sept ans à écrire et réécrire ce film », se dit Manon, désespérée, considérant ces scènes comme particulièrement importantes.
C’est là l’argument central du roman de Laure Desmazières. Couper, oui, mais comment ? Elle éprouve des difficultés à le faire ; elle est angoissée ; « elle ne sait pas comment faire ». D’autant que la comédienne, Anna, souffre à l’idée que certaines de ses scènes puissent être supprimées. Tout au long de sa participation au tournage du film, Manon sera obsédée par ces coupes alors même qu’elle subit l’humiliation de l’équipe de réalisation pour qui la scénariste n’est qu’un rouage technique et subalterne. Obligée de travailler dans l’urgence, d’écrire, de réécrire, de raturer, de recommencer, elle a l’impression d’être la pire des scénaristes.
Elle revoit d’ailleurs son activité passée : les films qu’elle écrit ne se font pas et « finissent dans le noir ». Ici, pendant le tournage, dans ses hésitations et sa solitude, elle doit créer des raccourcis, réduire le texte, procéder à des ellipses… c’est toujours l’angoisse, alors même qu’elle donne de l’ellipse une définition savante et explique en détail le procédé – notamment dans les cours d’écriture qu’elle dispense par ailleurs. À travers sa narratrice, Laure Desmazières nous entraine dans la complexité et les impasses de la création artistique… et de la si faible reconnaissance du talent des scénaristes. Patrick, le metteur en scène, le lui fait bien remarquer. Il lui reproche de prendre trop de temps, d’écrire trop de scènes, bref, il faut faire plus simple.
Le désarroi de Manon est d’autant plus grand que s’y mêlent son inquiétude et sa colère face aux tergiversations de la production pour lui verser les droits d’auteur qu’elle devait toucher « dès le premier jour de tournage » et qu’on repousse toujours à plus tard. Là encore, le travail de la scénariste est minimisé, dévalorisé. On est embarqué avec Manon dans ses frustrations, ses angoisses, ses hésitations, ses obsessions. Elle n’a que son travail de réécriture du scénario dans la tête. Comme une ritournelle qui ne veut pas la lâcher. Mais en même temps elle exprime de façon métaphorique son impossibilité de rester concentrée sur un même sujet. Son esprit saute d’un sujet à l’autre, vagabonde. Et pour cause. Dans son récit, à plusieurs reprises, Manon évoque des souvenirs d’enfance, des fulgurances qui lui viennent à l’esprit.
Des temporalités différentes, des lieux, des situations, des personnages s’entremêlent. Sa mère, son frère, son amant et surtout un abus sexuel qu’elle a subi adolescente, commis par un voisin ami de la famille. « Il y a un noir… entre mes sept et mes onze ans… » Le traumatisme est là, tapi dans sa vie, qu’elle veut effacer, comme une ellipse, mais qu’elle ressasse et qu’elle cherche à comprendre, non sans une certaine prise de distance et sans une pointe d’autodérision : « Je n’ai jamais réussi à comprendre. Tant mieux sans doute. Mais le pire, c’est que je continue d’essayer. Le type (l’agresseur) était sympa ». Tout comme, dans ses contradictions, elle ne comprend pas ou, tout à la fois, cherche à comprendre ce qu’elle a du mal à faire avec la réécriture du scénario. Dans son travail de scénariste, les souvenirs flous de son enfance, de sa maison, de la cuisine… de la maison de son agresseur, croisent les scènes où la caméra doit traverser en travelling les chambres de l’hôtel. Le film, le scénario et la vie s’entremêlent.
En cinéaste qu’elle est, Laure Desmazières décrit l’expérience de Manon en nous dévoilant son goût et son intérêt pour le cinéma. Tout dans son roman exhale une telle passion. Manon, dans sa volonté de bien faire, et obsédée par l’écriture et la réécriture de son scénario, nous emmène à la découverte des arcanes du cinéma. On y découvre ses cinéastes et ses films préférés (Lubitch, Barton Fink, La maman et la putain). On comprend le procédé de l’ellipse qui « évoque ce que l’on coupe », le travelling, le point mou, le time lapse (accéléré), les gaffers… On assiste à un débat entre Manon et le réalisateur où sont évoqués l’évolution du cinéma, le développement des plateformes et des nouveaux médias, mais aussi la manipulation des comédiens, l’un des aspects du cinéma que Manon déteste. « Quel métier horrible il fait, que je déteste son métier », dit-elle à propos de la manipulation exercée par Patrick, le réalisateur, à l’égard d’Anna, la comédienne.
L’observation participante de Manon nous donne à saisir l’agitation et le tournis qui règnent sur le plateau lors du tournage d’un film. Dans son dernier chapitre, Laure Desmazières dépeint cette effervescence avec nervosité et enthousiasme. Elle le fait dans un style rapide et nerveux, fébrile même, comme l’est certainement Manon dans son travail. Des phrases courtes s’intercalent dans le récit, pas toujours en lien avec le sujet, comme dans un film expérimental. On est pour ainsi dire dans un cocktail ou une hybridation entre fiction et documentaire. Elle emploie souvent des aphorismes ou des métaphores cinématographiques pour fictionnaliser le réel : « on passe dans cette maison comme dans une passoire… le vent mure les entrées, on dit se murer dans le silence ». Ou plus loin : « Puis il est mort [l’agresseur], par ici. Il est parti dans le décor comme on dit ».
Ce premier roman de Laure Desmazières se lit vite, secoue nos émotions et nous fait partager le difficile parcours de la réalisation de soi. Et il nous plonge avec plaisir dans le monde fabuleux du cinéma et de ses techniques !