Le régime démocratique proclame la souveraineté du peuple. Encore convient-il que celui-ci ait les moyens et le pouvoir de l’exercer effectivement. Il faut pour cela que son travail lui en laisse l’énergie et déjà, tout simplement, le temps. Le problème que pose Axel Honneth dans son nouvel essai Le souverain laborieux pourrait être perçu comme au fondement de toute philosophie politique depuis deux millénaires et demi.
Il fut l’occasion de difficiles débats dans l’Athènes du Ve siècle, autour de la question du misthos, l’indemnité à verser ou non aux citoyens qui perdaient le bénéfice de journées de travail pour participer aux institutions politiques, la Boulè ou le tribunal de l’Héliée. Avec Périclès, les « partisans de la démocratie » jugeaient important de verser une indemnité propre à compenser pour une bonne part le revenu du travail perdu pour exercer la citoyenneté. Quant aux partisans de l’oligarchie, ils ont critiqué par la voix d’Aristophane cet argent gaspillé pour soutenir des hommes politiques qui ne le méritaient pas. Le débat est revenu dans des termes peu différents au XIXe siècle, lors de l’instauration du parlementarisme, et l’on ne saurait le dire tout à fait éteint, même si les formulations changent. Sous sa forme la plus générale, c’est la question de savoir si la démocratie ne peut qu’être directe, au risque sinon de contredire ce qui la justifie.
Plutôt que de s’interroger sur le sens de la démocratie, d’entrer dans des considérations de philosophie politique, Axel Honneth choisit, en bon héritier de l’école de Francfort, de chercher dans la sociologie des réponses à des questions philosophiques. On peut certes considérer qu’il s’agit là d’une démarche propre à saisir la réalité des choses sans se laisser enfermer dans la stérilité du verbalisme, comme on peut ne pas voir les choses ainsi. Le fond de l’affaire tient au fait que Honneth pense la situation née avec la révolution industrielle avec ce qu’elle a induit de division du travail en même temps qu’apparaissait, sous la plume de Hegel, la première conceptualisation du « travail » vu autrement que comme malédiction d’esclave.
Du coup, apparaît significative la concomitance avec la mise en place de régimes politiques à prétention démocratique, et donc frappante la contradiction entre la justification démocratique de ce parlementarisme qui se mettait en place et l’impossibilité concrète que les citoyens puissent effectivement exercer la souveraineté qui leur est attribuée. La question est alors déplacée vers l’effort de déterminer les conditions sociales du travail dans le capitalisme contemporain qui soient les plus propres à assurer au peuple laborieux un pouvoir réel en tant que souverain.
Il paraissait évident que le prolétariat des manufactures pouvait être le sujet révolutionnaire qu’a dit Marx. Mais cette évidence ressassée empêchait de voir une réalité sociologique qui n’a pas été mise en avant : le prolétariat des manufactures n’a jamais représenté la majorité des travailleurs, et de loin. La réalité des travailleurs du temps de Marx, c’était massivement les ouvriers agricoles, les domestiques, les artisans, ainsi que toutes les activités dans lesquelles on cantonnait les femmes sans leur reconnaître la noblesse d’un vrai travail. C’est une telle réalité du travail qui était oubliée et qu’il s’agit de retrouver pour penser un État capable d’agir sur les conditions de travail pour favoriser les conditions de travail les plus propices à susciter un esprit de coopération, et donc une démocratie véritable.