Le témoignage de Bénigno Cacérès (1916-1991) rappelle l’étrange destin de l’École des cadres d’Uriage, près de Grenoble. Fondée avec la bénédiction du régime de Vichy pour former les élites de l’ordre nouveau, elle fit le contraire de ce qu’on attendait d’elle : fournir des chefs à la Résistance. Les hommes qui entouraient Pierre Dunoyer de Segonzac remplirent une mission oubliée par l’Histoire : galvaniser les jeunes combattants des maquis et mettre en valeur la dimension morale de leurs actions contre l’occupant.
La vie de l’ouvrier charpentier « uriagiste » Bénigno Cacérès, futur docteur ès sciences sociales, prit un tournant décisif lorsqu’il se retrouva en janvier 1943 au château de Murinais, près de Saint-Marcellin, où les anciens de l’École d’Uriage fraîchement dissoute s’étaient regroupés pour continuer la lutte derrière leur capitaine Gilbert Gadoffre (1911-1995), qui allait devenir par la suite un universitaire renommé. Son compagnon Joffre Dumazedier (1915-2002), futur sociologue spécialiste du loisir et de l’éducation populaire, était affecté pour l’heure à la formation des équipes volantes, chargées de porter la bonne parole de maquis en maquis tout en instruisant les hommes au maniement de la dynamite : car, comme l’écrit Cacérès, « notre plus grande force, ce ne sont pas nos armes ; c’est l’espérance ».
Le château délabré était un lieu austère que ses hôtes eurent tôt fait d’appeler leur « Thébaïde », un havre de paix où ils revenaient s’instruire entre deux missions. Les maquis ayant en effet considérablement grossi après que le gouvernement de Vichy eut instauré la Relève en 1942, puis le Service du travail obligatoire (STO) en février 1943, le rôle des membres de cette communauté studieuse était de se mêler pour un temps à la vie de l’un ou l’autre camp caché dans la montagne, tant pour y organiser lectures et débats avec les jeunes combattants que pour partager leurs tâches et leurs dangers quotidiens.
Une fois la Thébaïde incendiée par les Allemands (l’occasion pour Gilbert Gadoffre d’une évasion des plus périlleuses), la petite société se reconstitua tant bien que mal à l’ermitage d’Esparron dans le Diois, qui fut à son tour attaqué en février 1944. Dispersés, les membres rescapés des équipes volantes partagèrent alors l’agonie des différents maquis, en particulier celui du Vercors dont l’insurrection fut déclenchée à contre-temps, avant le débarquement des troupes alliées en Provence qu’il aurait pu et dû épauler conformément à l’esprit du « plan Montagnards » imaginé dès 1941 par Pierre Dalloz et Jean Prévost, et avalisé en janvier 1943 par Jean Moulin. Et quelque temps après, une fois la guerre terminée, chaque survivant « rentrait dans sa peau, étonné d’avoir été un autre pendant des années ».
La « Thébaïde » fut vécue comme une utopie, on y forgeait les contours d’une république plus juste, d’une société plus égalitaire qui mettrait l’accent sur la culture et l’éducation sans négliger le sport et le développement du corps. De Condorcet à Péguy avec un soupçon de Marx, c’est un nouvel humanisme que s’efforçaient de promouvoir dans leur diversité ceux qui se voyaient volontiers comme les chevaliers d’un ordre moderne, au service de la société à naître après la Libération. De ce véritable vivier sortirent en effet des hommes comme Hubert Beuve-Méry, Simon Nora, Jean-Marie Domenach, Yves Robert et beaucoup d’autres, tous prêts à s’investir dans l’éducation populaire. À côté de celles de Jean Zay, Léo Lagrange, Paul Langevin ou Henri Wallon, leurs idées novatrices en matière de formation du citoyen connurent certes un succès inégal. Mais l’esprit « uriagiste » n’est pas étranger à la naissance d’associations comme Peuple et culture, à la conception du théâtre populaire, à l’implantation des premières Maisons de la culture qui ne connurent leur véritable succès que plus tard, sous l’autorité d’André Malraux.
« Uriage » est né sous de mauvais auspices, dans l’ombre de Vichy, et c’est ce qui en trouble aujourd’hui encore le souvenir. Beaucoup de ceux qui rejoignirent alors Pierre Dunoyer de Segonzac ont pourtant su détourner à d’autres fins la tâche qu’on leur avait assignée de former des chefs, et l’ont fait pour le compte de la Résistance. Travaillant à un vaste ouvrage qu’ils appelaient La Somme, et qui disparut dans l’incendie du château, les membres de la Thébaïde ont voulu apporter leur pierre à la reconstruction du pays en défendant nombre des idéaux qui s’incarneraient, entre autres, dans le programme du Conseil national de la Résistance (qu’on invoque encore si volontiers de nos jours). Le livre de Bénigno Cacérès se lit comme un journal qui relate avec verve et précision le vécu d’un jeune homme qui forgea son caractère au milieu de ses pairs, dans des jours sombres partagés entre l’étude et le combat. Il rappelle à bon escient ce qui poussa ces hommes à s’engager, et contribue à garder leur mémoire.