Le pouce levé à la frontière

De Tijuana à Matamoros, à quoi ressemble la zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis, là précisément où Donald Trump a promis de construire un mur infranchissable ? Quelle est la forme de ce paysage, qui sont les gens qui y vivent et y circulent ? C’est ce qu’est allé voir Sylvain Prudhomme et c’est ce que l’on peut lire dans son beau livre, Coyote, récit d’un voyage singulier et de rencontres fortuites.

Sylvain Prudhomme | Coyote. Editions de Minuit, 256 p., 17 €

On se souvient du personnage d’autostoppeur que mettait en scène Sylvain Prudhomme dans son roman Par les routes. Dans Coyote, l’écrivain devient lui-même autostoppeur et décide de parcourir d’Ouest en Est, de la Californie au golfe du Mexique, les 2 500 km qui séparent les deux extrémités de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

« Je suis le seul piéton des centaines de mètres à la ronde. J’arrive à l’entrée de l’autoroute. Je pose mon sac, lève le pouce, attends. » Lever le pouce et attendre, la construction du récit peut d’abord sembler presque aussi simple. Chaque chapitre commence par le nom du conducteur l’ayant pris en stop (presque toujours mexicain), sont consignés ensuite les noms des villes de départ et d’arrivée du trajet effectué en sa compagnie, le nombre de kilomètres parcourus, puis le texte restitue la voix de l’automobiliste seul – on y devine les questions et les relances de Sylvain Prudhomme, mais on ne lit que les mots du conducteur, sous forme de monologue –, enfin chaque chapitre se clôt par un portrait du chauffeur pris au polaroid. Entre ces chapitres, quelques notes personnelles, des réflexions, des rêveries, comme un carnet de voyage.

Sylvain Prudhomme Coyote
Frontière entre les États-Unis d’Amérique et le Mexique © CC BY-SA 2.0/rey perezoso/Flickr

Cette apparente simplicité du dispositif littéraire est d’abord liée à l’humilité de la posture de l’autostoppeur. Et peut-être plus encore en territoire américain : la pratique de l’autostop y est marginale voire interdite. Elle induit une forme de fragilité, d’abandon au hasard, une disponibilité à l’imprévu, à la rencontre, à l’accident, qui contraste avec la violence réelle et symbolique de l’espace frontalier. Le cocon de l’habitacle de la voiture, cet espace si particulier – à la fois intérieur et extérieur, immobile et en mouvement, intime et ouvert sur le monde –, est propice à la confidence et permet le déploiement d’une parole singulière avançant à la manière d’un paysage qui défile.

C’est précisément depuis cet endroit intime que Sylvain Prudhomme appréhende la réalité humaine et politique de l’espace frontalier. La diversité des personnalités croisées au hasard de la route dessine la mosaïque sensible de ce territoire, son tissu sociologique, les rapports de force à l’œuvre, les enjeux économiques et politiques. 

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La grande réussite du texte et son charme particulier se situe dans l’épaisseur que Sylvain Prudhomme donne à la notion de frontière et aux variations qu’il dessine autour de ce motif.

La plupart des automobilistes qui circulent le long de la frontière – que Sylvain Prudhomme longe principalement du côté américain, avec quelques incursions côté mexicain – et qui le laissent monter dans leur voiture sont très majoritairement des travailleurs. Citons par exemple José, croisé sur la route entre Gila Bend et Tucson, Arizona, ouvrier dans le bâtiment, mexicain entré clandestinement sur le territoire américain en 1986, qui bénéficie désormais du statut de résident permanent et qui raconte : « Si tu savais tout ce que j’ai construit comme maisons par ici.
 Des maisons d’Américains blancs opposés à l’immigration, et qui savaient très bien que la moitié d’entre nous étaient illégaux.
 Des maisons même parfois d’agents de la Border Patrol. 
Je te jure. 
Les mêmes agents de la Border Patrol qui passent leurs journées à essayer d’attraper les clandestins. Tu sais combien d’illégaux il y a aux États-Unis ? Onze millions. 
Onze millions qui pourraient payer des impôts, contribuer à la richesse du pays.
 »

Ou encore Armando, détenteur de la nationalité américaine depuis cinq ans, en charge du nettoyage des vitres des gigantesques serres d’une immense exploitation de tomates dans la région de Marfa. Une exploitation qui emploie 70 % d’ouvriers mexicains « qui tous les jours se lèvent à 5 heures du matin, prennent le bus affrété par la plantation, viennent travailler, et le soir rentrent chez eux. 
La plantation est à plus de 100 bornes de la frontière mais ils font l’aller-retour. 
Ils ont pas le droit de rester dormir sur le territoire ».

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Si l’aspect documentaire du livre est passionnant et extrêmement instructif, la grande réussite du texte et son charme particulier se situe dans l’épaisseur que Sylvain Prudhomme donne à la notion de frontière et aux variations qu’il dessine autour de ce motif. Peut-être plus que les questions politiques liées à l’immigration clandestine et ses drames, plus encore que la manière dont la frontière est éprouvée au quotidien par les femmes et les hommes qui l’habitent, ce qui semble intéresser Sylvain Prudhomme, ce sont les seuils, les identités multiples, complexes et les lignes invisibles qui existent entre les êtres, mais aussi entre la réalité et la fiction.

Et le territoire arpenté par Sylvain Prudhomme pendant son périple est ô combien chargé de fictions. Il en est même saturé. La description d’un paysage, d’une atmosphère, un nom de ville ou une qualité de lumière, évoque immédiatement toute une mythologie faite de John Wayne, de Javier Bardem, de westerns, de Roberto Bolaño, de Sicario, d’Easy Rider, de Macadam à deux voies, de Stargate, de No Country for Old Men et de Paris, Texas.

« Est-ce qu’à Marfa on peut voir les films tournés à Marfa ? Est-ce que le dehors et le dedans parfois se rejoignent sur l’écran blanc de la petite salle, et les rues que les spectateurs regardent dans le film sont les mêmes que celles qui au-dehors les entourent, en un parfait jeu de miroirs ? » C’est précisément dans ce jeu de miroirs que se situe le cœur de Coyote et qu’il devient passionnant. Comme s’il tendait vers le flou, vers un brouillage entre le réel et sa représentation, la vie et le fantasme. De tous les films évoqués par Sylvain Prudhomme, c’est du côté de Paris, Texas de Wim Wenders que regarde son livre. L’errance comme un temps suspendu, le voyage comme possibilité du retour, la solitude comme occasion de rencontre, la frontière comme miroir.