Les périphéries d’avant les périphéries

Challah la danse, premier roman de Dalya Daoud, fait la chronique d’une micro-cité ouvrière, dite « îlot Brocard » ou encore « le Lotissement », dont la plupart des habitants sont fraîchement arrivés du Maghreb. Le Lotissement est lui-même un appendice du Village, un bled paumé des Monts du Lyonnais. Lyon est à une distance géographique assez modeste, disons 30 km, mais la distance ressentie est considérable.

Dalya Daoud | Challah la danse. Le Nouvel Attila, 256 p., 19,50 €

On est dans les années 1980 et 1990 et la question qui se pose aux habitants du Lotissement, et en particulier à la jeune classe, c’est : comment peut-on être arabe dans cette cambrousse française? Ou bien, reformulons : comment (dans cette cambrousse) survivre à la ruralité, à l’ennui et au racisme ? Quant aux autochtones, les habitants du Village, ils voient « l’îlot Brocard comme une petite banlieue, commode pour se sentir concerné par les incendies du 31 décembre… Aucune voiture n’avait jamais pris feu au Village mais, au vu de l’époque, on pouvait s’attendre à tout ». Il existe pourtant quelques exceptions à cette défiance entre les deux populations, par exemple l’amitié entre Bassou du Lotissement et Julien du Village. 

À l’intérieur du Lotissement, il y a des histoires de familles, d’amitiés et d’inimitiés. La rivalité immémoriale entre les Kabyles et les Oranais est racontée de manière extrêmement drôle. De même que les embrouilles entre les deux familles Taieb (de Tunisie), lointainement apparentées mais se détestant cordialement, les femmes encore plus que les hommes. Que l’une porte une tunique serrant ses larges hanches et l’autre des « jupes crayons, les cheveux coupés courts et l’air qui [va] avec » n’est qu’un des innombrables motifs d’animosité réciproque. 

Et que dire de la proverbiale rivalité entre Algériens et Marocains ? Tout est bon pour marquer sa différence, voire, sans que ce soit avoué, sa supériorité, avec les voisins. Y compris les échanges d’assiettes entre mères de famille. « C’est vrai qu’il est bon le poisson de Montserrat, jugeait Fadma tout en n’y touchant pas. Il lui restait sur l’estomac, disait-elle, ses Aurès natales ne l’avaient pas habituée aux produits de la mer ».

Ou encore, après que Rym a divorcé, « par une attitude légèrement désagréable, Lalla en profitait pour rappeler à sa fille qu’elle avait eu un avis très clair sur les chances de réussite d’une alliance avec un Marocain ».

Challah la danse, Dayla Daoud
L’usine de Saint-Maurice-de-Beynost, originellement la seconde usine de la Société lyonnaise de soie artificielle (SLSA) © CC0/Benoît Prieur/WikiCommons

Dans la jeune génération, ça commence pourtant à bouger. Du côté des filles, Olfa, Jihane, Rym et les autres, on voit d’audacieuses (et parfois réussies) tentatives d’émancipation. Du côté des garçons, toutes origines confondues (Village + Lotissement), on se retrouve pour s’ennuyer ensemble sur « les bancs de béton armé, traitement anti-dégradation ». Parce qu’on s’ennuie beaucoup, au Lotissement comme au Village, c’est même l’activité principale. À tel point que, en 1995, quand on apprend que le terroriste Khaled Kelkal est recherché par toutes les polices de France vers le col de Malval, tout près de chez eux, Farouk, le frère aîné de Bassou, a l’impression qu’il se passe enfin quelque chose. D’une certaine manière, l’ennui est la colonne vertébrale de ces vies. Cela poussera les un(e)s à se bouger. Et les autres à faire des conneries.

Challah la danse raconte une France de ce qu’on appelle aujourd’hui les périphéries (comment ça s’appelait avant ?), une époque pas très lointaine mais qui paraît très ancienne. Une époque d’avant la perte de l’innocence où, malgré le racisme et la pauvreté, chacun pouvait encore concevoir l’espoir raisonnable d’améliorer sa place dans la société. Et de faire société avec les autres (quels étaient alors les mots pour dire ça ?).

Challah la danse est le premier roman, formidablement réussi, d’une écrivaine qui, jusqu’en 2022, a été journaliste et rédactrice en chef de Rue89Lyon et qui a elle-même grandi dans cette région. Dalya Daoud pose un regard sociologiquement et psychologiquement très juste sur ses personnages. Notamment quand elle décrit le machisme importé du sud de la Méditerranée et la place assignée aux femmes. Mais particulièrement intéressante et sensible est la façon dont elle regarde les adolescents aussi bien que leurs pères, la place impartie aux hommes, poussés à jouer les caïds et les tyrans domestiques pour ne pas passer pour des lavettes. Surtout les pères et les frères aînés, sur qui pèse particulièrement lourd l’obligation d’être les gardiens de la respectabilité de la famille et de la vertu des femmes. Elle en parle, ou plutôt le montre, de manière subtile et très drôle. Parfois on éclate de rire. 

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À force d’être pris dans des courants contradictoires, il arrive que les habitants du « Village et Lotissement » se retrouvent au bord du drame. À plusieurs reprises, on frôle la tragédie mais, comme les hommes de la cité Brocard sont au fond pacifiques, ou couards, il ne se passe pas grand-chose au-delà des gesticulations obligatoires du genre retenez-moi ou je fais un malheur. 

Le malheur finira pourtant par se produire, mais pas là où on l’attendait. L’arrivée au Village de Pierre, le fils du dentiste, sonne comme une menace, on ne sait pas trop de quoi. Mais quelque chose se passe, comme lorsque, en plein été indien souffle tout à coup un air froid ou que, dans une scène de film anodine, se fait entendre une musique inquiétante. Le jour où Bassou ne trouve pas Julien au lieu de rendez-vous habituel, une trahison déchirante est révélée, un coup de poignard dans une amitié adolescente qui aura des conséquences dramatiques.

Vers la fin du livre, les différents fils narratifs arrivent à destination. En même temps, le roman s’achève de telle manière qu’on se dit qu’il pourrait y avoir une suite. En fait, on voudrait qu’il y ait une suite, on voudrait savoir ce que les habitants du Lotissement vont devenir.