Ce beau petit texte raffiné est le monologue d’un piéton de Lisbonne en quête de dialogue avec la ville. Un piéton qui refuse d’être un touriste. Le propos remue jusqu’au cœur ceux qu’émeuvent le hasard des villes, leurs bruits, leurs couleurs, leurs mouvements, leur apparence comme les arrière-plans de leur histoire. Au fil de la déambulation, Lisbonne est une fable, d’Éric Sarner, prend à la fois sa gravité et son envol, et Lisbonne se déplie à nos yeux comme les papiers japonais de Proust trempés dans un bol de porcelaine, « jusque-là indistincts, à peine y sont-ils plongés [ils] s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables ».
Nul besoin de connaître Lisbonne pour entrer dans le charme du livre. Au contraire, peut-être : notre propre mémoire ne fait pas écran. Car en écoutant le promeneur nous raconter la ville, dans l’accumulation des sensations et des associations qui l’assaillent, en descendant les rues à son côté, peu à peu c’est son regard et sa mémoire qui imprègnent les nôtres par la sorte d’osmose que provoque la voix d’un conteur, et ce sont ses fantômes qui nous habitent. Un phénomène d’envoûtement, en miroir de celui que cherche Éric Sarner lui-même en arpentant la ville au hasard des rues, des bars, des couleurs, des bruits, des gens, des conversations au vol, des fragments de vies, du chatoiement des détails. Toute l’atmosphère de Lisbonne. Tout ce flux vivant rencontre le flux interne de la pensée charriant réflexions, souvenirs, lectures, et l’accompagne, le déporte, l’infléchit, lui fait obstacle, comme les eaux de deux fleuves se heurtent en se mêlant.
Entomologiste ou archéologue qui se prendrait – nous prend – au piège de la nostalgie, le promeneur descend depuis le mirador de Senhora do Monte en passant par la Graça (« les rues échappent par le bas, le long des bancs millénaires ») et les ruelles de l’Alfama jusqu’à la rue de l’Arsenal dans l’odeur saline du Tage, pour remonter au Chiado et au Bairro Alto par la place que domine la statue de Camões… À l’image des vieilles Lisboètes dont c’est le lot à elles, et pour elles sans questions, sans échappatoires : « mille et mille fois, des grands-mères descendent et remontent, puis remontent encore avant de redescendre la vie durant. Mais leurs pas semblent ne jamais leur peser, ni l’heure qu’il est, ou presque. Sans doute marchent-elles dans leur tête ». Dans sa promenade toujours reprise, dans l’apprentissage d’une ville qui n’est pas la sienne, Éric Sarner l’étranger voudrait faire advenir une modification, établir un temps commun, une communion, dépasser son altérité, entrer dans le tableau. Et le récit devient fable en effet.
« Lisbonne est cette chose entre l’eau et le souvenir d’un frisson. » Le frisson, on le comprendra quelques pages plus loin, quelques pas plus bas, quand Sarner longera la rue de l’Arsenal vers les quais et la dalle de la place du Commerce, qu’on appelle encore Terreiro do Paço, la Terrasse du Palais (« comme sont étranges ici les rapports du vide et du plein ») – la Terrasse du Palais où se dressait jusqu’à 9 h 36 au matin du 1er novembre 1755 le palais de marbre et d’or de Joseph Ier. Trois frissons de l’écorce terrestre. En quelques minutes, Lisbonne s’écroule et prend feu, l’océan s’engouffre, 60 000 Lisboètes, le quart des habitants, disparaissent dans une apocalypse de pierres d’eau et de feu. « Le quai tout entier est une mélancolie de pierre » (Pessoa, Ode maritime).
Car Lisbonne est triplement mythique, par son lieu, dévalant vers le Tage et son estuaire infini qui se dérobe jusqu’à l’océan, par ses poètes, dont au premier chef Fernando Pessoa, et par la catastrophe dont Annie Le Brun, dans Si rien avait une forme, ce serait cela (2010), écrit qu’elle a « mis à mal, en quelques heures, théories et croyances, jusqu’à briser l’incroyable consensus autour de l’optimisme et de sa rationalité réconciliante, auquel philosophes, moralistes et religieux venaient juste de parvenir ».
La mélancolie de Lisbonne, et parallèlement celle du texte, est-ce le souvenir de la catastrophe qu’Éric Sarner enchâsse au centre du livre, comme sont conservées au centre de Lisbonne les pans de murailles du couvent des Carmes, rares témoins d’un ravage sans ruines visibles ? Est-ce l’atmosphère de nostalgie intrinsèque à la ville – ou encore est-ce l’accompagnement des photos en noir et blanc de Bernard Plossu qui cheminent le long de cette tristesse ? Les photos la sculptent, cette tristesse, avec l’immédiateté de la lumière. Une lumière solaire ou nocturne qui n’éclaire rien des pierres immobiles ni ne parvient à atteindre la solitude de silhouettes noires d’encre.
« Qui parle à qui ici ? est donc une question que nous laisserons de côté au bord du Tage tout à l’heure, pourquoi pas ? Ou en poste restante. À qui écrire ? À moi-même ? À quelque double ? À une femme ? À tout le monde ? À personne ? Irrémédiables étrangers. »
Toutes couleurs interdites, les images de Plossu donnent à ressentir l’altérité et l’étrangeté différemment du texte de Sarner, infusé lui de nostalgie quintessenciée. Plus douloureusement, plus violemment aussi, elles mettent en lumière au sens propre la distance que n’arrivent pas à résoudre les deux mains nouées d’un corps sans tête (ou serait-ce une poignée de main ?) sculptées au fronton d’un immeuble, à l’angle de deux rues.
Magie sans pareille des livres pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes : de cette immersion stéréoscopique dans une ville par deux univers, et deux écritures, celle des mots et celle de la lumière, on ressort comme Ulysse « riche d’espace et de temps ». Éric Sarner poète, prosateur, traducteur, journaliste, cinéaste, écrivain dit voyageur, submerge le journalisme par son extrême opposé, son ennemi de toujours, la profondeur. « Petits dieux de Lisbonne et vous tous les saints qui dormez le long des rails des trams, aux flancs des sept collines, n’oubliez pas que nous ne sommes que des hommes du XXIe siècle, avec nos tissus adipeux, nos fractures et nos minceurs d’âme, comprenez que nous marchons dans l’outre-malaise et que nos capacités d’émerveillement nous manquent ».