La vieille garde contre-attaque : entretien avec A. M. Homes

Les hommes de toujours, huitième roman de l’écrivaine américaine A. M. Homes, raconte les débuts d’un complot lancé par de riches Républicains après la défaite de leur candidat, John McCain, face à Barack Obama en novembre 2008. Les contours de la cabale sont vagues, elle doit se dérouler sur une longue durée, ce qui pourrait expliquer aujourd’hui des dérives non anticipées, par exemple l’essor d’une extrême droite opposée aux valeurs des Républicains de la vieille école. A la suite de l’élection présidentielle, A.M. Homes revient sur la construction de son roman.

A. M. Homes | Les hommes de toujours. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Yoann Gentric. Actes Sud, 416 p., 23,50 €

Vous êtes de gauche, pourquoi avoir écrit sur de vieux mâles blancs républicains ?

Le roman socio-historique relevant de la grande fresque – « le grand roman américain » – est habituellement écrit par des hommes alors que les petits romans « domestiques » sont le fait des femmes. Quant à moi, j’ai toujours décrit la société et la culture américaines, tout en intégrant un filon domestique. Cette fois, j’ai relevé le défi de mettre les deux sur le même plan, en racontant l’histoire d’un groupe de riches et vieux hommes républicains qui ont peur lorsque Barack Obama accède à la présidence : ils voient sa victoire comme le signe qu’ils ont perdu le contrôle, non seulement du parti républicain, mais de l’Amérique. Ils se mettent à fomenter un complot, pour renverser la donne et rétablir leur conception de la démocratie. L’intrigue domestique tourne autour du personnage principal, surnommé le Gros Bonnet, c’est l’homme omniprésent qui prend trop de place, qui s’aime bien et ne se rend pas compte de l’effet négatif qu’il a sur sa famille et sur les gens qui l’entourent. C’est aussi l’histoire de son épouse, Charlotte, femme fragile et sans forme, mélange de Joan Didion et de Nancy Reagan, une alcoolique – comme Pat Nixon et Betty Ford. Enfin, c’est l’histoire de leur enfant, Meghan, qui représente l’espoir ou la possibilité d’un avenir ; en 2008, elle a dix-huit ans et elle vote pour la première fois : elle commence à se rendre compte que le monde ne correspond pas au portrait dressé par sa famille. 

Que représente la victoire d’Obama ?

Quand tu arrives premier dans une catégorie, tu es tenu à une norme différente. Quand Obama a gagné, cela a déclenché une forme de racisme et de sexisme qui était à peine sous la surface et qui continue à déferler et à grandir de manière exponentielle : le rétrécissement des droits des femmes aux États-Unis a commencé pour partie à ce moment-là : pour les hommes d’extrême droite, c’est plus facile d’un point de vue législatif d’agir dans ce domaine que dans le domaine des droits civils (pour les minorités), mais ils empruntent ce chemin-ci aussi. 

Il y a plein de scènes situées à Washington, parfois intra-muros, parfois dans la région, par exemple à Alexandria ou à McLean, en Virginie. 

C’est un roman sur Washington au sens large, il concerne la compréhension d’un gouvernement qui n’est pas visible – je ne fais pas référence à « l’État profond » –, d’un gouvernement géré par des mères et des pères que j’ai connus quand j’étais enfant : il s’agit d’un petit club d’insiders, parmi lesquels des gens qui financent le gouvernement – les montants ont augmenté de manière exponentielle –, c’est un petit monde. Il y a le Pentagone aussi, c’est un roman sur Washington, même quand les amis du Gros Bonnet se trouvent à Palm Springs ou dans le Wyoming, l’intrigue porte sur l’esprit et le pathos du Washington. J’ai grandi à Chevy Chase, dans le Maryland, un quartier très riche limitrophe de Washington, habité par beaucoup d’employés de la CIA, des vice-présidents, des membres du Congrès : ils y vivent tous, s’ils ne se trouvent pas juste de l’autre côté du fleuve, en Virginie. Le centre-ville est très accessible. Washington est une ville qui continue d’être fracturée sur le plan racial. Ma famille était de gauche : on n’avait pas le droit de manger des raisins, ni de la salade iceberg parce que les cueilleurs n’étaient pas syndiqués. Mes parents participaient régulièrement aux manifestations dans la capitale, on logeait des hippies au sous-sol, etc. Les pères de mes camarades travaillaient au bâtiment Eisenhower, adjacent à la Maison-Blanche, ils avaient donc le droit d’emprunter des tableaux de la Galerie nationale d’art. On allait souvent à la Maison-Blanche, je me souviens de la visite du président Pompidou, il était avec Nixon tandis que nous, les enfants, on faisait des roues charrettes sur la pelouse et on se demandait qui étaient ces deux vieux en train de discuter ; dans les années 1960 et 1970, c’était une petite ville du Sud.

Les hommes de toujours, A. M. Homes
A. M. Homes (2024) © Jean-Luc Bertini

Qui est votre lecteur ? 

Trouver mon lectorat a été compliqué. On dit souvent que les démocrates ne veulent pas lire sur eux, c’est-à-dire sur les républicains, tandis que les gens de droite ne lisent rien. Aujourd’hui, à l’époque des algorithmes, on se nourrit de ce que les systèmes savent déjà qu’on aime : chaque jour, la tranche de contenu qu’on nous propose est de plus en plus mince, les gens n’ont envie de voir qu’un reflet d’eux-mêmes. En ce qui concerne la littérature, on évoque souvent le concept d’amabilité : ce personnage est-il aimable, sympathique ? C’est une conception récente ; lorsqu’on lit Dostoïevski, on ne se dit pas : « j’adore ce type ! », lorsqu’on ouvre Lolita, on ne se dit pas : « j’aimerais prendre un verre avec lui ». Les personnages qui nous marquent n’ont rien à voir avec l’amabilité ; c’est plutôt une question de comportement, de pathos, d’angoisse, de meurtre : c’est dans cette zone-là que vit la littérature. L’idée que quelque chose devrait être aimable, qu’on puisse s’y identifier, c’est un signe inquiétant : d’une part, le signe qu’on aurait besoin de validation ou de confort et, de l’autre, qu’on ne s’intéresserait pas à ce qui ne nous ressemble pas. En tant qu’écrivain, j’ai toujours cherché à comprendre une expérience autre que la mienne : ce que je vis, je connais déjà, j’ai envie de comprendre d’autres univers.

Cet entretien est mon quatrième avec un enseignant en écriture créative à Princeton, après Chang-rae Lee (parti ensuite à Stanford), Yiyun Li et Joyce Carol Oates.

J’enseigne l’écriture créative à Princeton, cela me permet de déjeuner avec des astrophysiciens. J’aime aussi Princeton parce que mes étudiants sont en licence, ils deviendront des biologistes, des économistes, des informaticiens, etc. Il y a quelques années, j’avais une étudiante, Janie Kim, dont je dirigeais le mémoire et maintenant elle est en train de publier un roman tout en poursuivant un doctorat en biologie à Stanford. 

Aujourd’hui, les critiques et enseignants américains insistent sur la nécessité de pouvoir accéder à l’intériorité de chaque personnage de roman.

C’est drôle, je ne sais même pas ce que ce terme veut dire : l’univers du roman est par définition intérieur, la lecture d’un roman est une expérience privée et intime, l’intériorité, c’est ça. Pour moi, Les hommes de toujours (les complotistes) constituent un cœur, l’accumulation de leurs voix individuelles représente l’équivalent de l’intériorité du Gros Bonnet, elles fonctionnent comme un chœur grec ; lorsqu’ils sont entre eux, ils s’excitent, ils atteignent une sorte de frénésie. Quand j’ai écrit cette scène, je pensais à Docteur Folamour. Quand ils louent une maison dans le Wyoming et qu’ils font venir des mercenaires, je songeais à Eric Prince, propriétaire de la société Blackwater – actuellement connue sous un autre nom –, c’est essentiellement une société de mercenaires ; sa sœur était ministre de l’Éducation sous Trump. Pour moi, l’intériorité se trouve dans l’intégralité de la structure d’un livre, elle ne porte pas un emballage sur lequel serait écrit : « regardez dedans ». Tout est intérieur. 

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Votre méthode fait penser à Don DeLillo.

Quand j’étais à la fac à Sarah Lawrence, Don DeLillo vivait à Bronxville, ville dans laquelle elle se situe : j’étais toujours dans l’espoir de le croiser. En tant qu’écrivain, je m’intéresse à l’idée de travailler avec l’Histoire, le rôle des faits, des figures historiques, l’exploration d’histoires enfouies ; j’estime que la fiction possède la capacité précieuse de raconter l’histoire de la psychologie et du comportement humains, souvent absente dans la non-fiction. Les livres de DeLillo portent sur la société et sur la culture, par exemple Bruit de fond, où l’on trouve le personnage du professeur des études hitlériennes, inspiration pour mon universitaire spécialiste de Nixon dans Le torchon brûle, viré de sa petite faculté lorsqu’on décide que les historiens doivent s’orienter vers l’avenir au lieu de s’occuper du passé ; ce genre d’absurdité renvoie à DeLillo. Le torchon brûle raconte également un couple qui brûle leur maison, incident inspiré de « l’événement toxique » dans Bruit de fond. J’aimerais utiliser ces personnages encore dans une fiction, très DeLillo-esque, elle se passerait dans le comté de Westchester, où il a vécu et où j’ai déjà situé de nombreuses intrigues. Si jamais j’écrivais un livre littéraire de non-fiction, je l’appellerais These are my fathers, j’y mettrais une poignée d’écrivains que je considère comme mes « parents littéraires », ceux qui ont formé ma sensibilité, dont DeLillo, Norman Mailer – alors qu’en tant que femme, on est censée le détester – John Cheever, Richard Yates, peut-être même Salinger, et Nabokov : ce serait ma première sélection.  

Lolita, et son auteur, ne méritent pas d’être annulés ? 

Je n’annule pas les gens. Lolita est un putain de roman brillant et perturbant. J’ai écrit un livre qui est en conversation avec Lolita – il est beaucoup moins bon –, il s’intitule La fin d’Alice, sorti en 1996, il a été interdit partout, il s’interroge sur l’abus sexuel des enfants, dont notre société se démêle si mal. Il a été traduit d’abord en France, puis a attendu dix-sept ans pour être publié. C’est l’histoire d’un meurtrier pédophile incarcéré, un mec qui a abusé d’une enfant ou de plusieurs enfants. Une jeune femme dans le comté de Westchester entre en correspondance avec lui, elle aussi est en train de séduire des gens dans son quartier, le roman est conçu comme perturbant et provocateur, c’est une interrogation morale : à un moment donné, le pédophile demande : « Si moi je suis encore en prison, pourquoi toutes ces choses-là continuent-elles à se passer ? » Il renvoie la responsabilité au lecteur.   

Les hommes de toujours, A. M. Homes
Le président Barack Obama et le sénateur John McCain lors d’une conférence de presse, le 4 mars 2009 © CC0/WikiCommons

Quelle est la genèse du complot dans Les hommes de toujours ?  

Lorsque Obama gagne et que John McCain perd, le Gros Bonnet rassemble un groupe d’hommes autour de lui ; c’est basé sur un fait historique : en 1958 et 1959, le président Eisenhower a envoyé des lettres de procuration « très secrètes » à dix hommes puissants – dans la finance, la télévision, etc. – leur conférant des pouvoirs extraordinaires en cas d’urgence nationale. C’était absurde, si jamais un désastre avait eu lieu, quelle aurait été la valeur juridique de ces lettres ? De même, le Gros Bonnet réunit des hommes issus d’horizons divers (judiciaire, militaire, bancaire), il appelle ce groupe les Hommes de toujours, ils doivent développer un plan à long terme – comme ça, il n’y aura pas de traçabilité – pour rétablir leur version de la démocratie. Hélas, quand tu fais tomber une pièce dans l’eau, cela crée une série de cercles concentriques imprévisibles, ce sera pareil pour les Hommes de toujours. Le 6 janvier 2021, j’ai pensé à eux. Les gens qui sont venus au Capitole ce jour-là étaient des types normaux, ils ont cru qu’ils avaient reçu un appel pour venir et reprendre la démocratie. Je crois qu’il y a des gens très puissants derrière les événements du 6 janvier, dont Leonard Leo de The Federalist Society : il représente l’incarnation parfaite d’un des Hommes de toujoursThe Federalist Society est l’organisme qui a influé sur le placement des juges, l’extrême droite a depuis longtemps préparé le terrain, jeté les bases pour diverses actions comme la non-certification des bulletins de vote, certains de ces événements sont, au premier abord, assez anodins, mais quand tu prends tout cela ensemble, tu vois bien que quelque chose se passe.

Les Hommes de toujours sont loin d’être trumpistes. On décèle même chez vous une certaine sympathie pour le Gros Bonnet.

Il ne faut pas fréquenter uniquement des gens qui sont en accord avec nous, donc j’avoue que je trouve ce personnage intéressant, captivant. Parfois, je le trouve triste, vexant, j’ai envie de lui crier dessus. Lorsqu’il joue à la guerre dans le sous-sol de sa maison, que fait-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Oui, j’ai beaucoup d’empathie pour lui, et j’aurais envie de passer du temps avec lui. D’ailleurs, s’il était encore en vie, il ne voterait pas pour Trump. Il aurait du mal, mais il ne pourrait pas. D’une certaine manière, même John McCain n’était pas génial. Mais regardez Liz Cheney, le courage dont elle a fait preuve lors des audiences sur le 6 janvier au Congrès : elle ressemble à Meghan. Regardez le fait que Dick Cheney donne des consignes pour voter démocrate ! Cela montre qu’il y a quelque chose de profondément effrayant. Avant, c’était inimaginable, Dick Cheney lui-même était l’homme le plus effrayant en Amérique !

Le Gros Bonnet était pourtant complotiste.

Il est en conflit avec lui-même. Mais l’idée que le principe même de la démocratie serait ébranlé, ce n’est pas quelque chose que lui et sa bande auraient anticipé ; c’est ce qui distingue cette génération d’hommes républicains de celle d’aujourd’hui : maintenant, il n’y a plus d’éthique. Avant, il était admis que si tu perdais l’élection, tu quittais le pouvoir. Tout cela a disparu. Donald Trump n’est pas un homme d’État, ni un politicien, c’est un homme d’affaires raté, il a fait faillite six fois, c’est un criminel ; à côté de lui, Nixon fait figure de quelqu’un qui a gaffé au bureau. Trump est un criminel au sens propre, on ne sait même pas qui sont ses créanciers, qui le tient, il n’a qu’un seul programme, son ordre du jour, c’est Trump, il se fiche de qui que ce soit. Concernant MAGA, je n’arrive pas à comprendre : ne se rendent-ils pas compte que Trump ne s’intéresse pas à eux, qu’ils sont là pour être sacrifiés ?     

Ce roman, comme votre œuvre en général, prête attention à la banlieue. Est-ce lié à votre intérêt pour Cheever ?

Cheever est le réaliste magique qui ne dit pas son nom. Je crois qu’il a eu une influence sur DeLillo, dans l’articulation de l’espace – ils le font pour des personnages masculins – entre le moi public et le moi privé. Cheever est toujours en train de poser la question suivante : qui suis-je dans l’intimité, et qui suis-je en public ? Le degré de dédain, de haine de soi et d’inconfort qu’il a vécu dans sa vie privée reste en conflit avec le conformisme social des banlieues aisées, l’idée fondatrice de ces endroits, c’est que tout le monde a une maison, un terrain et une voiture dans la cour, tout repose sur l’image, la possession de ces jouets censés prouver que tu as réussi. J’ai toujours écrit sur cela, mon premier livre, un recueil de nouvelles, The Safety of Objects, parle de ça, je viens d’écrire un article pour une exposition qui a eu lieu cet été à Barcelone sur la banlieue : son histoire, son image en photographie, etc.   

Comme chez DeLillo, votre langage transmet une sorte de beauté diffuse et paranoïaque. 

Mes racines ne se trouvent pas dans le domaine de la fiction mais dans ceux de la dramaturgie et de la poésie : Pinter, Albee, Caryl Churchill, puis un peu la Beat Generation : Kerouac et Burroughs. J’ai un intérêt pour le langage, élément souvent ignoré par les critiques littéraires d’aujourd’hui. J’avais envie que chaque membre des Hommes de toujours ait sa propre voix, et qu’ensemble cela fasse chœur grec. Il y a quelque chose de poétique et de paranoïaque dans leurs échanges, un tissage intégrant de nombreux événements et personnages historiques.