Le paradis des fous est le cinquième et dernier tome du cycle romanesque ouvert en 1986 avec Un week-end dans le Michigan. Le narrateur-héros accompagne la fin de vie de son fils Paul, atteint d’une maladie incurable. Depuis le Montana où il vit, l’écrivain, prix Femina étranger en 2013 pour Canada, évoque avec EaN le sens qu’il donne à l’écriture, à l’Amérique, à Frank Bascombe et au bonheur qui semble le concept central exploré dans ce livre.
Comment décrire Le paradis des fous, qui a parfois un côté kitsch ?
Frank Bascombe est un agent immobilier dans le New Jersey, âgé de soixante-quatorze ans, retraité pour l’essentiel. Il apprend de sa fille que son fils Paul est atteint de la sclérose latérale amyotrophique (SLA). Frank part prendre soin de Paul, il l’emmène à la Mayo Clinic à Rochester dans le Minnesota où lui-même a été soigné pour un cancer de la prostate. Son fils intègre une étude sur des patients atteints de la SLA en sachant qu’il ne pourra être guéri. Au milieu du séjour, Frank décide d’emmener Paul, dont le mal empire quotidiennement, à la seule destination accessible en une seule journée en voiture en plein hiver : depuis le Minnesota, les deux hommes traversent le Dakota du Sud jusqu’au mont Rushmore, ce monument élevé au patriotisme américain qui constitue justement le comble du kitsch, où ils espèrent vivre un moment exaltant mais qui s’avère plutôt humoristique, tragicomique et doux-amer. Et surtout, rassembleur. Vers la fin du roman, Paul meurt, non pas à cause de la SLA, mais du covid-19. Après le décès de son fils, Frank doit trouver une raison d’être heureux malgré ce grand malheur.
Quelle serait sa raison d’être heureux ?
Il est vivant ; tant qu’il demeure vivant, il veut arracher le plus possible de choses à la vie.
Votre style est à la fois léger, conversationnel et littéraire. Ce côté décontracté si américain, normalement répugnant pour votre intervieweur, finit par le séduire, il y trouve du génie.
Mon style vient de deux choses : d’abord, je n’aime pas les livres difficiles, c’est pour cela que je parle de Heidegger dans mon roman : je m’en sers comme d’une blague, Frank le lit pour s’endormir. Jeune écrivain, mon but était d’écrire des livres comme Les guerriers de l’enfer de Robert Stone, ou Un sport et un passe-temps de James Salter, devenu l’un de mes amis les plus proches – Et rien d’autre, son dernier livre, est très bon : à mes yeux, ils font partie des livres les plus sérieux qui soient tout en étant faciles à lire. Mon contrat avec le lecteur consiste à partager ce qui est important pour moi de manière compréhensible. Mon second principe, moins fondamental, repose sur le présupposé que la composition est l’arrangement d’éléments inégaux, donc je mets ensemble des choses incompatibles, afin de rendre l’improbable probable ; cela m’oblige à travailler davantage.
Le langage est assez jovial.
Au début de sa préface à son roman Ce que savait Maisie, Henry James parle de la proximité entre la félicité et le malheur, entre les choses qui aident et celles qui blessent. Je cherche un langage qui me permette d’être à la fois sérieux et drôle, de joindre la félicité au malheur en suggérant qu’ils vont ensemble, qu’ils sont naturellement concomitants, qu’ils sont des alliés dans la condition humaine. On pourrait appeler cela comédie et tragédie si l’on préfère. C’est dans l’agencement de mes romans que je cherche à les accueillir ensemble, à les faire coexister.
Il y a neuf ans, je vous ai interviewé à propos de votre livre En toute franchise. Vous avez cité comme influences Walker Percy, Flannery O’Connor, William Faulkner et Eudora Welty, tous du Sud. Vous considérez-vous comme un auteur du Sud ?
Non, en aucun cas. Ces auteurs ont été mes premières lectures, c’est avec eux que j’ai pris goût à la littérature. Quand j’ai terminé Une mort secrète, mon premier livre, je me suis rendu compte que je n’avais rien de nouveau à dire sur le Sud, que je voulais m’éloigner le plus possible. Par conséquent, j’ai écrit des livres qui ont pour cadre le New Jersey, le Montana, Paris, l’Irlande, etc., afin de mettre le plus de distance possible entre moi-même et le Sud.
Pourquoi ce désir de mettre de la distance entre vous et vos origines ?
Une mort secrète a cassé le moule de l’écriture du Sud, je me suis rendu compte que je n’avais aucune capacité à le faire, qu’il y avait des écrivains – Eudora et bien sûr Faulkner – qui étaient mieux que moi et que je n’aurais jamais d’autre rôle que celui d’un subalterne dans leur armée. Je me voulais grand écrivain, et je ne pourrais jamais l’être en cultivant le terrain qu’ils avaient déjà cultivé.
En 2015, vous m’avez parlé de la « suspension consentie de l’incrédulité », en comparant la série Bascombe à Pastorale américaine de Philip Roth, autre roman situé dans le New Jersey, dans lequel, selon vous, la suspension consentie de l’incrédulité est plus importante.
J’ai beaucoup aimé Pastorale américaine, mais, vous savez, quel que soit le roman dans lequel le lecteur s’embarque, il doit toujours accepter une forme de suspension de l’incrédulité ; que ce soit un roman traditionnel ou un Nouveau Roman, c’est une transaction complexe. Le lecteur est obligé de se dire : « Je suis en train de lire quelque chose qui est fictionnel, quelque chose qui ne se passe que sur cette page. D’accord, je ferai un pacte avec cet écrivain, le temps de lire ce bouquin, je ferai l’effort de croire à ce qu’il dit ». En ce qui concerne Frank Bascombe, puisqu’il écrit, puisque j’écris et que lui s’exprime à la première personne, le lecteur n’est pas appelé à faire un tel effort, il a l’habitude des narrations à la première personne. En plus, ce que dit Frank est vraisemblable, il s’agit d’évènements qui peuvent arriver.
On a l’impression de lire une autobiographie. Pourtant, on sait, par exemple, que vous n’avez jamais été agent immobilier.
Non, je n’ai jamais travaillé dans l’immobilier. Mais j’étais fils unique et j’ai remarqué plein de choses ; parce que mes parents étaient plus âgés que la moyenne à l’époque – ils avaient la trentaine quand je suis né –, il me semblait que tout ce qui était intéressant dans le monde, c’étaient eux qui le faisaient. Je leur ai prêté beaucoup d’attention, ils m’accordaient un niveau de liberté inhabituel par rapport aux enfants qui ont des frères et sœurs. J’ai grandi dans l’idée que, si je ressens une affinité pour une chose, même si je ne l’ai jamais pratiquée, je pourrai écrire à son sujet. J’irai plus loin : si tu écris sur quelque chose que tu n’as jamais expérimenté toi-même, tu pourras apporter à l’écriture une intelligence originale.
Justement, vous n’avez pas d’enfant, pourtant la paternité est centrale pour Frank Bascombe.
Ce ne sont pas de vraies personnes, elles ne sont pas faites de chair et d’os, donc j’ai une liberté quasi absolue d’écrire sur le fait d’avoir une fille ou un fils, je peux dire tout ce que je veux. Le fait de ne pas être confiné par ma propre expérience de parentalité me rend plus libre, cela me permet d’être un meilleur écrivain sur ces sujets.
Frank est père, mais on ne le voit pas comme fils, ses parents brillent par leur absence.
C’est une question intéressante que personne ne m’a jamais posée. Au début de la série, j’explique la jeunesse, la vie et la mort de sa mère ; je raconte également la vie – et un peu la mort – de son père, mais tout cela de manière subordonnée. Ce que vous dites est vrai – je n’y ai jamais pensé auparavant : je n’ai pas conçu Frank comme un fils même s’il y a un passage où il se remémore une conversation avec sa mère sur son lit de mort. Ça se trouve au début du dernier roman, elle lui demande s’il est heureux, il répond que oui, puis confie au lecteur qu’il ne l’était pas à l’époque mais qu’il ne pouvait le dire à sa mère.
La question du bonheur est le cœur « philosophique » du roman, bien que, il y a neuf ans, vous m’ayez affirmé que vous n’écrivez pas de livres de philo. Que pensez-vous du bonheur ?
J’ai passé un an à préparer l’écriture de ce livre, je n’ai rien écrit d’autre que des notes. Puis je me suis immergé dans mon cahier pour les intégrer, ensuite la première chose que j’ai écrite – c’était spontané –, c’était le mot « bonheur » ; je me suis dit : oh ! j’ai décidé d’écrire un livre qui montre comment on arrive à être heureux.
Le bonheur pour Frank réside-t-il dans le renoncement, comme le prétend l’un des critiques du livre, en s’appuyant sur le fait qu’il doit accepter la perte de son fils ?
À quoi renonce-t-il ? Il accepte les derniers jours de son fils, il s’y immerge. La raison pour laquelle le livre s’appelle Be Mine est que, pendant les derniers jours de leur relation, père et fils se disent l’un à l’autre : « Sois mon père », « Sois mon fils ». Si le critique ne l’a pas compris, il aurait dû lire un autre livre.
On trouve cette phrase sur la carte donnée par Paul à Frank pour la Saint-Valentin.
On a peut-être omis cela dans la version française ; Josée Kamoun et moi en avons beaucoup discuté : « Be Mine », tel que le concept existe en anglais, n’a pas d’équivalent en français, donc il existe une dimension de ce livre – celle de la Saint-Valentin, des mots « Be Mine », de l’histoire de Valentine’s Day aux États-Unis – qui se perd dans la traduction. Voici l’origine de la phrase : ce jour-là, des chéris échangent des cartes ainsi que de petits bonbons sucrés en forme de cœur, sur lesquels sont estampillés les mots « Be Mine », c’est-à-dire « Sois mon/ma chéri(e), sois mon amoureux/mon amoureuse ». J’ai transposé ce sentiment – jusque-là éloigné la plupart du temps de leurs vies – à Frank et à Paul pour qu’ils puissent se le dire à ce stade ultime : pendant cette dernière et grave étape de leur existence commune, ils ont envie de s’unir. C’est un peu kitsch, c’est même très kitsch.
Donc, vous investissez une phrase kitch avec une véritable émotion.
Exactement.
Dans notre premier entretien, vous m’avez dit qu’en quittant votre Mississippi natal vous aviez « faim de l’Amérique ». On le ressent dans ce roman. Est-ce encore vrai ?
Oui. Ma femme et moi avons vendu notre maison de La Nouvelle-Orléans après seulement deux ans parce qu’on s’est rendu compte, entre autres, qu’on avait retiré de La Nouvelle-Orléans tout ce qu’il y avait à en retirer. Maintenant, on habite dans le Montana et j’envisage que, d’ici la fin de l’année, on va déplacer nos vies vers le Maine. J’aime toujours le New Jersey, Chicago, le Midwest, j’aime encore Kansas City, je n’aime pas trop la côte Ouest, quoique j’aime bien Seattle. J’aime le Dakota du Nord et le Dakota du Sud.
J’ai tendance à considérer les États-Unis comme homogènes, alors que vous parvenez à dégager leur hétérogénéité, leurs spécificités régionales, celles du Minnesota dans le cas présent.
Un romancier devrait être quelqu’un pour qui rien n’est perdu, selon la phrase de Henry James. Je préfère les détails aux généralités ; Blake a dit que généraliser c’est idiot. Les détails sont des choses physiques que j’aperçois quand je regarde par la vitre de ma voiture ; quand je les décris, ce sont des détails linguistiques, et cela me réjouit de les transmettre au lecteur. Pour moi, être écrivain est plus une vocation qu’un métier : ma vie privée et ma vie professionnelle ne font qu’un. Donc j’ai passé beaucoup de temps dans le Minnesota, d’abord pour voir mes médecins à la Mayo Clinic, et ensuite parce que je fais la chasse au lagopède dans l’Iron Range, dans le tiers nord de l’État, d’où vient Bob Dylan. Le nom vient du fait qu’on y trouve des mines de fer. J’avais fait mes études universitaires dans le Michigan, et lorsqu’on monte à l’extrême ouest de la péninsule supérieure de cet État, on se trouve quasiment dans le Minnesota. Il y a bien des années, j’ai acheté une maison dans le Montana, pour y aller on traversait le Minnesota. C’est un espace splendide, je serais heureux d’y vivre mais ma femme ne partage pas mon sentiment. Quand Sam Shepherd était encore en vie, Kristina et moi allions chez lui sur la rivière Lacrosse dans le Minnesota, donc l’État fait partie de la courbe naturelle de ma vie depuis des décennies.
Ici, Frank emmène son fils au mont Rushmore, dans Indépendance (deuxième volet de la série) ils font un pèlerinage aux Temples de la renommée du baseball et du basket-ball. Pourquoi ces voyages aux destinations iconiques ?
Cela me fournit l’occasion de les décrire. Lorsqu’un romancier réfléchit sur ce qu’il va faire faire à ses personnages – le défi principal dans l’écriture d’un roman –, leur faire visiter le mont Rushmore ou Cooperstown (site du Temple de la renommée du baseball) ou une plage sur le Jersey Shore, c’est complètement crédible, c’est ce que font les gens tout le temps, c’est naturel, ça fait très américain. Enfin, lorsque mes personnages arrivent à tel endroit, cela me permet de décrire ce qui est intéressant ou surprenant dans ces destinations et qu’on ne trouve pas dans les récits conventionnels.
Que pensez-vous du mont Rushmore ?
Je partage plus ou moins le sentiment exprimé par Paul : c’est un site plutôt bête. Et, pour adopter le point de vue des Amérindiens, il représente la dégradation d’un lieu sacré, effectuée par des politiciens avides de pouvoir.
Après avoir annoncé à deux reprises la fin du cycle Frank Bascombe, pourquoi ce nouveau volet ?
J’étais sincère. Puis un jour, à Washington, j’étais dans un taxi avec un ami qui venait de lire En toute franchise, il m’a dit : « Ford, vous n’avez pas encore épuisé toutes les fêtes, ce que vous avez besoin de faire, Ford, c’est d’écrire un roman Frank Bascombe situé au moment de la Saint-Valentin ». Je lui ai répondu : « Okay, et je l’appellerai Be Mine ». Quand j’ai prononcé ces mots, je me suis dit : « Tiens, je suis capable de faire ça », ç’a été l’origine de ce livre. C’était un peu bête.
Quel rapport entre la Saint-Valentin et le bonheur ?
Le but de la Saint-Valentin, c’est d’être heureux, de manière un peu kitsch. Il y a une insistance sur le bonheur. Cela tombe le 14 février, date de ma première sortie avec ma future femme, en 1964. Donc pour moi c’est le jour le plus heureux de l’Histoire.
Vous semblez attiré par des histoires situées dans des voitures traversant le paysage, structure que je vois comme particulièrement américaine.
C’est faux : John Steinbeck écrit des romans sur cela, mais toutes sortes de romanciers le font, je ne crois pas que ce soit propre aux Américains, ou aux Italiens, ou aux Allemands. Ça ne m’est pas propre ; cela dit, quand on met deux personnes dans la petite capsule qu’est l’automobile, on crée une sorte d’intimité. Et tout ce qu’ils se disent se passe à l’intérieur de cette intimité, vous avez une liberté absolue sur ce que vous voulez faire. Deuxièmement, un voyage implique l’anticipation d’une destination : les choses évoluent entre le moment du départ et le moment de l’arrivée, et tout cela pourrait presque faire office d’intrigue.
À la fin du roman, Frank confie que sa peur la plus profonde est de ne pas avoir fait ce qu’il pense avoir fait.
Si Frank dit cela, c’est parce que moi-même j’ai eu ce sentiment, cette peur qu’un jour je me réveille de ma vie entière, que je me trouve dans un asile de fous ou que je sois mort ; et que je découvre que la chose à laquelle je crois le plus ardemment n’a jamais existé.