Les fidèles d’En attendant Nadeau connaissent bien les photographies de Jean-Luc Bertini. Amérique. Des écrivains en majesté, beau livre conçu avec le chercheur Alexandre Thiltges, constitue le second tome d’un diptyque consacré aux romanciers d’outre-Atlantique. Il conduit le Ford pick-up des auteurs vers le Sud-Est et l’Est, pour interroger un pays profondément clivé.
Le livre a pour couverture une photographie de quatre Noirs sur la promenade de Brooklyn en train de regarder Manhattan de l’autre côté de l’estuaire, avec la statue de la Liberté en arrière-fond ; l’un d’entre eux tend le bras vers les gratte-ciel en face, comme pour indiquer une Terre promise inaccessible. On croirait quatre touristes étrangers s’il n’y avait certains indices – leur surpoids corporel ? leurs sportswears décontractés et faussement élégants ? leurs regards innocents ? Aucun doute, il s’agit d’autochtones, en l’occurrence de descendants d’esclaves.
L’esclavage, voire ses séquelles, est le thème sous-jacent du livre, placé sous l’étoile de feu Russell Banks, mort l’année dernière. Les interviewés afro-américains sont nombreux ici : James McBride, Eddy L. Harris, Jesmyn Ward, Nana Kwame Adjei-Brenyah, Dinaw Mengestu et Colson Whitehead. Le parti pris est louable ; si votre chroniqueur hésite sur la sélection, c’est parce que l’approche semble s’appuyer sur une vision sociologique et/ou essentialiste de la littérature.
Passons pour l’instant. L’intérêt d’un beau livre réside dans les images, impeccables lorsqu’il s’agit de notre collaborateur Jean-Luc Bertini. Comme son coauteur, il est fou amoureux de l’Amérique, défaut qu’on lui pardonne tellement son rêve américain fait fantasmer, exprimé en technicolor. Bertini n’a rien à envier à Stephen Shore, lui aussi adepte des voyages polychromes à travers les États-Unis, des scènes et des objets banals. Si Edward Hopper avait abandonné la ville en Ford pick-up et troqué ses pinceaux pour un Mamiya7, il aurait sans doute pris des clichés comme ceux-ci : le formalisme élégant de ces compositions les rapproche d’un tableau. Le vide américain – la vraie signification du poncif « les grands espaces » – n’a pas de meilleur chantre que Jean-Luc Bertini.
Ce vide s’étale sur la couverture : contrairement aux cartes postales de Manhattan, focalisées sur la densité urbaine, ici on voit la vaste étendue de l’eau entourant l’île. Quant à Clarksdale, Mississippi, mise en photo dans le chapitre sur Jesmyn Ward, la ville paraît écrasée par de menaçants nuages bas : la rue principale est dépourvue d’hommes et de véhicules, on ne voit que du béton fissuré, des fenêtres murées, un entrepôt fermé et une ligne téléphonique attachée à un poteau lumineux.
Les photos de chemins vides foisonnent – une route à la page 41, un pont à la page suivante – comme si l’Amérique était une tabula rasa en manque d’habitants, une terre vierge invitant l’étranger à l’explorer. Le fantôme de Jack Kerouac plane sur ce texte, on suit ses pas, tout relève du trajet, d’où le choix de Jim Harrison pour introduire le premier volume du diptyque, et de Russell Banks pour le second, comme l’explique Thiltges : « Comme Jim Harrison, qui partageait son temps entre l’Arizona et le Montana, Russell Banks avait choisi de vivre en Floride, l’hiver, et dans sa maison de l’État de New York, l’été. Son œuvre, comme celle de Big Jim, est faite d’incessants allers-retours entre le sud et le nord du pays, un va-et-vient dont notre propre road trip s’inspirera. Hit the road, Jack !, comme aimait nous le répéter Jim Harrison. »
Le trajet est-il l’alpha et l’oméga du romancier ? La clé des États-Unis se trouve-t-elle dans sa géographie ? Peut-on confondre la carte et la culture ? Faute d’une vraie frontière – disparue depuis la fin du XIXe siècle – , les américanophiles sont obligés d’en postuler d’autres, comme celles séparant les trumpistes et les démocrates, les Noirs et les Blancs, les riches et les pauvres, les États côtiers et les États intérieurs : « L’Amérique d’aujourd’hui ressemble plus que jamais aux ÉtatsDésunis d’Amérique. Les habitants “aisés” et “cultivés” de la côte Est ou de la côte Ouest ont l’air de ne plus vraiment comprendre leurs concitoyens de l’Amérique rurale du Midwest ou du Sud – et vice versa. »
Pourtant, les élections présidentielles tournent autour des « swing states » – à la fois côtiers et intérieurs – partagés entre les deux camps. À l’analyse caricaturale de Thiltges, on préfère celle, plus fine, de Barbara Kingsolver, qui explique avec compassion la colère et l’amertume de ses amis républicains dans les Appalaches, région qui vote majoritairement à droite.
In fine, insister sur la diversité géographique aux États-Unis relève d’un regard bien français, pertinent pour un pays composé de régions millénaires comme la Picardie, la Bretagne, l’Alsace, l’Auvergne, etc., dotées de leurs propres dialectes et coutumes. Thiltges ferait bien de relire Tocqueville : c’est parce qu’il existe une idéologie américaine fédératrice, à la fois politique et culturelle, que ce pays séduit le monde entier – dont les deux auteurs –, que dans les rues de Paris les gens de tous bords portent des gilets et des T-shirts affichant le drapeau étoilé. Lorsqu’ils pensent au melting-pot, ils ne rêvent pas de Bruxelles.