David Peace, qui a tout d’abord été reconnu pour Le Quatuor du Yorkshire, une tétralogie dans l’univers des tueurs en série dont l’atmosphère sombre et désespérée rappelle celle des romans de James Ellroy, a publié en 2018 Patient X. Le dossier Ryūnosuke Akutagawa dont la première traduction française vient de paraître. Ce roman biographique, où l’écrivain anglais déploie ses phrases incantatoires au rythme lancinant, brosse un portrait captivant du « maître japonais de la forme courte ».
David Peace n’est pas un écrivain comme les autres. Ce natif du Yorkshire, qui a situé ses quatre premiers romans dans son comté natal, a ensuite séjourné en Turquie pendant deux ans. Mais, comme il l’a récemment déclaré lors d’une récente lecture à la Maison de la poésie sur laquelle nous reviendrons plus loin, « l’effondrement de l’économie turque l’a forcé à quitter le pays ». Un ami lui ayant proposé du travail à Tokyo, il s’y est installé en 1994, et y réside depuis. Cet éloignement ne l’a pas empêché de publier en 2014 l’un des romans les plus anglais qui soient, Rouge ou mort, qui raconte l’essor du Liverpool Football Club sous le règne de Bill Shankly. Patient X, où l’on retrouve le style lancinant de cette œuvre antérieure, est directement lié à son pays d’accueil et à la vénération que David Peace porte à l’un des plus grands auteurs japonais, Ryūnosuke Akutagawa.
À chaque page une invention, une image frappante, une réflexion profonde ou un simple instant de grâce.
Ce roman se découpe en douze nouvelles – le genre de prédilection d’Akutagawa – qui présentent douze événements survenus à différentes périodes de la vie de l’écrivain japonais, depuis le moment où, alors qu’il est encore un fœtus dans le ventre de sa mère, son père lui demande s’il a envie de naître, jusqu’à son suicide à trente-cinq ans. On y croise Natsume Sōseki ou Kan Kikuchi, deux écrivains qui furent ses amis, ainsi que d’autres figures publiques ou privées qui racontent tel ou tel épisode biographique marquant : le voyage en Chine, le séjour à Nagasaki, le tremblement de terre de Kantō…
La trame formelle de chacun de ces récits résulte de l’enchevêtrement de trois éléments dont aucun ne prend le pas sur les deux autres : des fragments de textes d’Akutagawa, un flux de conscience joycien qui donne vie aux affres des personnages et une attirance prononcée pour le fantastique. Prenons l’exemple de Kappa, une nouvelle qu’Akutagawa a publiée en 1927, l’année de son suicide. Dans le folklore japonais, les kappas sont de petits humanoïdes reptiliens qui vivent dans les rivières, et le protagoniste de cette histoire, un patient dans un hôpital psychiatrique, explique qu’il a rencontré les Kappas et qu’ils font tout à l’envers des humains. Chez eux, il est d’usage que les fœtus se voient demander par leur père s’ils souhaitent naître ou pas. On aura compris que David Peace a emprunté le concept à Akutagawa pour raconter la naissance de ce dernier, introduisant ainsi un élément de l’œuvre dans la venue au monde de son futur auteur.
Une voix parvient jusqu’à toi, dans le noir, remontant le tunnel, traversant les eaux –
« Tu m’entends, là-dedans ? Est-ce que tu veux naître… ? »
Ton père a collé sa bouche au vagin de ta mère –
« S’il te plaît, réfléchis sérieusement avant de me répondre, mais… »
L’autre aspect marquant de ces récits est le recours à l’imaginaire des contes et des fables, avec une composante fantastique très affirmée. Par exemple, dans « Une histoire contée deux fois », on retrouve un Dopplegänger directement inspiré de la nouvelle William Wilson d’Edgar Allan Poe. Mais, là encore, les différentes références sont intriquées dans la narration par de multiples mises en abîme – ici, une tranche de vie de Yasukichi Horikawa, lui-même présent dans « L’art de l’écrivain », que Ryūnosuke Akutagawa a publié en 1924 : le rédacteur en chef d’un autre magazine […] mangeait sa seconde pomme au four en parlant des œuvres d’Edgar Allan Poe. Yasukichi l’interrompit : « En fait, j’ai l’impression qu’on m’emprisonne peu à peu dans un conte de Poe. Pas plus tard qu’hier, à une soirée de fin d’année, je suis tombé sur ce traducteur allemand unijambiste. Il m’a dit qu’il m’avait vu dans un bureau de tabac, près d’ici, et il a été vexé que je l’ignore. Mais j’étais à Yokosuka, à ce moment-là, dans ma salle de classe, comme chaque jour. »
David Peace met à profit son érudition extrême et sa faculté à se couler dans différents styles pour créer un objet littéraire étonnant, qui s’amuse à dérouter le lecteur, mais sans jamais le perdre, et lui offre à chaque page une invention, une image frappante, une réflexion profonde ou un simple instant de grâce. Néanmoins, en écoutant David Peace lire en anglais un extrait de « La maison des livres » (un choix qui semblait aller de soi à la Maison de la Poésie), on se rend compte que la traduction de Jean-Paul Gratias, pour excellente qu’elle soit, ne peut retranscrire la façon dont l’auteur entonne son texte. Peace débite ses phrases d’une voix nasale, un peu aiguë, et les scande sur un rythme régulier, d’un ton monocorde, sans jamais accélérer, sans ralentir ni faire de pause, en laissant simplement chanter les accents toniques de sa langue. Cette façon de lire renforce le côté incantatoire de sa prose, et démontre à quel point cet aspect de son écriture est essentiel à ses yeux. C’est d’ailleurs compréhensible, parce qu’il ne s’agit pas d’une simple coquetterie d’auteur, mais bien d’un parti pris au service d’un projet littéraire : faire en sorte que ses lecteurs ressentent de l’intérieur les obsessions qui animent les hommes dont il raconte l’histoire. Et force est de constater qu’il y parvient à merveille.
En refermant Patient X, on a très envie de lire Akutagawa, qui demeure un écrivain peu traduit en français. Heureusement, les éditions Cambourakis viennent de publier Les grenouilles, un recueil de huit nouvelles d’une inventivité étonnante, traduites par Catherine Ancelot et Silvain Chupin. Akutagawa a l’art de créer en trois lignes des personnages et des situations extraordinaires. Voici par exemple l’incipit de « Les deux Komachi » : À l’abri d’un écran, Ono no Komachi est en train de lire. Apparaît soudain un messager du royaume des morts. C’est un jeune homme au teint bistré. Avec, de surcroit, des oreilles de lapin. Sans conteste, David Peace a su s’approprier l’univers d’Akutagawa pour écrire un roman prenant et hypnotique en restant fidèle à son propre style, si particulier, mais en parvenant à restituer l’imaginaire « vaguement inquiétant » de l’auteur japonais. La réussite de cette symbiose, aussi étonnante que spectaculaire, n’est pas la moindre qualité de Patient X.