Alors que l’on célèbre le travail de Chantal Akerman, on revoit son dernier film de fiction qui s’inspire de La Folie Almayer de Joseph Conrad. Insufflant à ses images une puissante charge sensorielle, la réalisatrice belge raconte la décadence coloniale, le naufrage d’un homme aux rêves insensés et l’histoire d’une jeune femme qui lutte pour survivre.
Au commencement est la nuit, la nuit dense et mouvante d’un mince reflet dans l’eau sombre. C’est une nuit hantée par le prélude de Tristan et Isolde de Wagner, l’ensemble de cordes troué par les bruits de la nature tropicale, l’eau, les grillons, une végétation omniprésente, terrifiante peut-être. Et soudain le sillage d’un bateau dans le noir, un titre, La Folie Almayer, avec cette précision : « librement adapté du roman de Joseph Conrad ». Puis la nuit se déchire de manière différente, c’est la nuit électrique qui surgit, artificielle, kitsch et bleutée, un bar en plein air. Les rires et les voix des fêtards transpercent les volutes de la voix de Dean Martin ; un homme de dos que l’on suit en travelling se rapproche d’une estrade où un chanteur (veste cintrée à paillettes) et des jeunes filles se dandinent suivant le mambo voluptueux qui résonne en playback. Lorsque le chanteur est poignardé sur scène et que la musique se poursuit (séquelle vaguement lynchienne), seule une femme continue à danser sur scène, le regard absent. Une voix off l’interpelle : Nina, Nina, répète-t-elle, avant de lui annoncer la mort de son amoureux, Daïn. Alors la jeune femme se dirige vers la caméra et entonne a capella l’Ave verum corpus de Mozart, ses yeux de braise emplis de quelque chose de dur, d’insaisissable. Ce n’est pas la foi du chant chrétien, c’est peut-être simplement une rage de survivre. Puis retour à la nuit : le film peut commencer.
La dernière fiction de Chantal Akerman est une variation autour de Conrad, un film sensuel pétri dans la matière des obsessions du romancier britannique : au bord d’une rivière des Indes néerlandaises, Kaspar Almayer (Stanislas Mehrar) s’accroche à de vagues rêves de fortune coloniale. C’est que l’aventurier vieillissant semble haïr sa vie, rivé aux échecs de sa conquête chimérique. Du monde qu’il croit avoir soumis, il n’aime que sa fille Nina (Aurora Marion), jeune métisse qui demeure son unique espoir de retour en Europe, il s’accroche à l’amour insensé qu’il ressent pour elle.
À l’origine, Chantal Akerman imagine pour son film la rencontre entre le premier roman de Conrad, publié en 1895, année de naissance du cinéma, et Tabou (1931), la dernière œuvre de W. F. Murnau, l’un des plus grands artistes du muet. De la romance dans les mers du Sud dirigée par le cinéaste allemand, elle garde le subtil mélange de proximité et de distance, d’exotisme et de familiarité, de mesquinerie et d’amour. Un tel alliage se fait grâce à une attention particulière accordée, dit-elle, aux « choses de la nature » auparavant absentes de ses fictions si profondément urbaines, filmant les paysages cambodgiens avec une étonnante économie de moyens.
Pour comprendre le travail de transposition et de composition autour de Conrad, il n’y a qu’à voir l’acteur blafard hurlant au milieu des marécages : « Ce fleuve qui brûle, qui brille… on se brûle les yeux, ah ce fleuve sans fin. » Puis, agacé, de reprendre : « Ce fleuve vert et jaunasse… j’ai jamais aimé le vert ! L’ombre des arbres qui viennent se coucher sur lui qui bouge, si jamais il bougeait moins je pourrais m’y habituer… J’ai jamais aimé ce vert ! » Almayer avance, figure déclassée au milieu de la verdure, rehaussant le paysage étincelant par son incapacité à s’y fondre. Le montage sonore accentue la perception sensorielle de la chaleur et de l’humidité accablantes, accusant ainsi le ravage de la vie du personnage principal. La Folie Almayer confirme l’art subtil de la mise en scène d’Akerman et son indéniable maîtrise du tempo lent.
Or, au-delà de la chute de la maison Almayer, c’est l’opacité des êtres qui intéresse la réalisatrice. En transposant le roman aux temps de l’urgence de la décolonisation (environ dans les années 1950), elle montre un modèle de civilisation qui se corrompt au bord d’une rivière lointaine, une maison perdue au milieu d’une colonie sans faste. La folie est ce type de maison bourgeoise de villégiature, un fantasme de repos inaccessible à Almayer qui se meurt de frustration, dans l’atmosphère poisseuse où il erre comme un pâle fantôme. Et la rivière omniprésente qui, comme le temps, dévore tout. La folie, c’est aussi ce protagoniste hagard qui se recroqueville dans un hamac, rebut de la cupidité des colons transfigurés par la jungle.
Le contraste avec la figure méphistophélique de Lingard est d’autant plus marquant que ce dernier, connu comme le « roi de la mer », débarque toujours pimpant, comme sortant de soirée, accoutré d’un smoking noir et d’un nœud papillon défait. Lingard, double méphitique et quintessence du colon voyou, reste un simulacre de grandeur. L’existence même de ce personnage dont dépend Almayer met en évidence une multitude de rapports pernicieux : raciaux, économiques, psychologiques, que le film traite subtilement. La mort de Lingard ne fait que révéler et précipiter toute la violence contenue dans ce monde d’exil dont les parias sont les tristes maîtres. À l’autre bout de la planète, La Folie Almayer projette le monde comme pure dépossession.
On connaît d’Akerman le rapport vorace à l’écriture, un cinéma qui se laisse posséder par certains écrivains comme Proust (La Captive) ou Isaac Bashevis Singer (Histoires d’Amérique). De Conrad, plus que l’histoire d’un insensé, elle retient l’aventure de la lumière dans un monde qui court à sa perte. Le monde d’Almayer est celui des rêves vains, des servitudes du colonialisme, des oubliés d’un empire décadent. Et puis Akerman a dit de son film qu’il n’était « ni chrétien ni masculin », s’écartant du roman d’origine pour faire de Nina, la fille métisse, le personnage principal. C’est à cette fille de deux mondes que s’intéresse la cinéaste, lui donnant une plus grande force que dans le roman.
Chaque geste de Nina, irrationnel mais déterminé, apparaît comme une tentative de survivre au père dévorant. Si la maison subit le cours du temps aux marges d’un empire crépusculaire, si sa mère plonge dans la folie pour lui permettre de s’échapper, la jeune femme devient la seule garantie de vie. De la main d’un jeune homme qu’elle n’aime pas, elle décide de suivre le cours du fleuve, contrairement à son père qui se fige jusqu’à se dissoudre dans le vert jaunasse qu’il déteste tant, pourrissant comme les boiseries de son palais délabré. En s’intéressant à la jeune femme, le film équilibre le monde, la nature, signant sur l’image la fin de l’hégémonie blanche et masculine. Que reste-t-il des grands empires ? Un homme rivé à sa déchéance, alors que le monde change autour de lui. Pour Akerman, il s’agissait de montrer un personnage féminin échappant à la loi d’un père aux rêves brisés, donnant aux éléments du récit la dimension d’une tragédie antique. D’où le prélude si énigmatique et si prégnant : Nina vivra.
Simplement, on ne peut pas facilement se défaire de la vision d’Almayer régnant encore un temps au royaume des apparences. La figure hantée de Stanislas Mehrar révèle une forme de génie lyrique akermanien. Chancelant, rauque et désenchanté, on ne peut pas s’empêcher de s’émouvoir du timbre de sa voix, ni de s’étonner de la longueur de ses cils qui rayonnent au soleil comme l’ultime trace irisée d’un monde en train de se défaire.