Alors que le pouvoir chinois s’applique plus que jamais à réécrire son histoire, la journaliste Tania Branigan, correspondante du Guardian à Pékin de 2008 à 2015, enquête sur les conséquences de la révolution culturelle dans la Chine d’aujourd’hui. Mais Fantômes rouges, composé de récits collectés pendant de nombreuses années, est loin d’être un énième livre de témoignages sur cette époque.
Certes, ce livre comporte son lot de récits glaçants sur les sévices subis ou perpétrés au nom de Mao entre 1966 et 1976. Un ancien garde rouge confesse avoir dénoncé sa mère, la condamnant à être fusillée. Un mari éploré raconte dans les moindres détails les derniers jours de son épouse, battue à mort par des lycéennes déchainées. Une femme décrit un terrain jonché de corps. Un homme mime la position de l’avion qui lui était imposée pendant les séances de critique. Un autre, surnommé à l’époque « le maître des cadavres », exhibe les photos des victimes des luttes de factions qui ont ensanglanté Chongqing.
Ces histoires permettent à Tania Branigan de brosser à grands traits les caractéristiques de la révolution culturelle et d’en détailler quelques épisodes. Certains sont peu connus, comme la traque de prétendus militants d’un parti politique fictif en Mongolie-Intérieure, qui aurait fait plus de 20 000 victimes bien réelles. D’autres ont déjà fait l’objet d’articles, de livres ou de films. Ainsi, le meurtre de Bian Zhongyun, la première victime pékinoise, a été documenté à plusieurs reprises, notamment par l’artiste et cinéaste chinois Hu Jie. Le témoignage du compositeur Wang Xilin a lui aussi été mis en images, dans le dernier film de Wang Bing, Man in Black. Mais l’intérêt de Fantômes rouges est ailleurs. Récits et témoignages ne sont ici qu’une porte d’entrée vers une question bien plus stimulante : quelle est l’influence de la révolution culturelle, et de la répression de sa mémoire, sur la Chine d’aujourd’hui ?
Tania Branigan entrelace avec talent interviews, anecdotes de terrain, rappels historiques et analyses politiques pour tenter de répondre à cette épineuse question. Elle s’intéresse à la fois à l’héritage politique de la révolution culturelle, et à ses conséquences sur les individus qui l’ont vécue, sur leurs familles et même leurs descendants. Car les dix années de folie rouge ont touché tous les pans de la société et n’ont épargné personne : plus de 35 millions de Chinois ont été persécutés, deux millions sont morts. « On ne peut pas comprendre la Chine d’aujourd’hui sans comprendre la révolution culturelle », constate la journaliste en prologue de son ouvrage. « Retirez-la, et le pays n’a plus ni queue ni tête. »
C’est donc moins ce qui s’est passé durant cette période trouble de l’histoire qui intéresse Tania Branigan que la façon dont les Chinois s’en souviennent et dont ils s’en accommodent (ou pas) aujourd’hui. Ainsi, la journaliste s’attarde moins sur les circonstances qui ont poussé un fils à dénoncer sa mère que sur l’étonnant cocktail d’obsessions et de déni de responsabilité qu’exprime ce fils devenu adulte. Elle part à la rencontre de « jeunes instruits », ces adolescents des villes envoyés à la campagne à partir de 1968. Comme des anciens combattants, ces désormais sexagénaires se sont constitués en amicale et se retrouvent pour partager des souvenirs parfois teintés de nostalgie. À Pékin, elle découvre les tableaux de Xu Weixin, d’immenses visages en noir et blanc qui ressemblent à des photos. Traumatisé d’avoir dessiné et affiché dans sa classe la caricature d’une enseignante, la désignant ainsi à la vindicte de ses camarades, le peintre a consacré une partie de sa carrière à la représentation de « Personnalités historiques chinoises. 1966-1976 », nom de code dissimulant victimes et bourreaux de la révolution culturelle.
Qu’ils aient été de l’un ou l’autre côté des violences, ceux qui ont vécu et survécu à la révolution culturelle ont développé toutes sortes de stratégies pour continuer à vivre malgré le traumatisme. Une poignée d’entre eux s’est lancée dans une quête de vérité, a tenté de comprendre ce qui s’était passé, d’identifier les responsables des crimes commis, ou de recueillir les histoires individuelles avant qu’elles ne sombrent dans l’oubli. Mais la plupart des Chinois ont plutôt cherché à tourner la page, à enfouir la révolution culturelle au fond de leur mémoire, comme si elle n’avait jamais existé. Une tentative perdue d’avance et qui n’a fait que détruire les valeurs familiales et transmettre le traumatisme aux générations suivantes.
Ou plutôt les traumatismes : celui de la violence de la révolution culturelle et celui du tabou de sa mémoire. Car après une brève période au début des années 1980 durant laquelle il était possible de parler des événements de la décennie précédente, le pouvoir chinois a cherché à en gommer le souvenir. Un effacement que Tania Branigan met habilement en scène en décrivant ses aventures dans plusieurs musées du pays. Ainsi, à Pékin, l’exposition « Vers une renaissance » avait été visitée en grande pompe par Xi Jinping juste après son arrivée au pouvoir. La journaliste parcourt à son tour les quatre immenses salles dédiées aux succès de la Chine, et la toute petite pièce consacrée aux « Contretemps et avancées dans l’exploration et la construction socialiste ». « Une exposition qui trouvait le moyen de présenter une vingtaine de téléphones portables différents n’avait rien d’autre à offrir à la révolution culturelle qu’un petit coin minable », constate-elle. À mille kilomètres de la capitale, dans « un endroit loin de la circulation où il ne risquait pas d’attirer l’attention », elle tente ensuite de visiter l’unique musée du pays dédié à l’histoire de la révolution culturelle. Elle trouve portes closes « pour travaux de maintenance à des fins de sécurité » et sa seule approche du bâtiment déclenche un ballet de policiers en civils.
La réécriture de l’histoire n’est pas l’apanage des régimes autoritaires ou totalitaires. « Aucun pays n’est tout à fait honnête lorsqu’il parle de son passé », admet Tania Branigan en évoquant le discours émancipateur qui a longtemps prévalu en Angleterre pour justifier la colonisation. Plus proche de nous, on peut aussi penser à l’opacité qu’entretient la France sur la guerre d’Algérie. En Chine, les rapports entre l’histoire et le pouvoir ont toujours été complexes. Depuis l’époque impériale, la rédaction des annales permet à chaque dynastie d’écrire la chronique de celle qui l’a précédée, en ne retenant que ce qui peut servir son propre pouvoir. Le Parti communiste chinois s’est inscrit dès ses origines dans cette « tradition ». « Pour lui, l’histoire ne sert pas à archiver, encore moins à débattre, c’est un outil », souligne la journaliste anglaise. « La vérité est ce qui sort de la bouche du Parti et ce qu’il choisit de retenir. »
Cette manipulation de l’histoire à des fins politiques est encore montée d’un cran depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. « Xi est davantage conscient de l’utilité et des limites de l’histoire qu’aucun autre dirigeant chinois avant lui – si ce n’est Mao », constate Branigan. En novembre 2021, il a fait adopter une résolution sur l’histoire du Parti : seuls Mao et Deng l’avaient fait avant lui. Officiellement, c’est désormais la toute-puissance du PCC qui a permis au pays de se développer et de prospérer sans jamais faire fausse route. La révolution culturelle n’a jamais existé, le massacre de Tiananmen en 1989 non plus, le Grand Bond en avant a contribué à la construction du socialisme, sans qu’aucune mention soit faite de la famine et des dizaines de millions de morts qu’il a causés.
La promotion de cette histoire officielle s’est accompagnée d’une nouvelle campagne de lutte contre le « nihilisme historique », un thème cher à Xi Jinping qui l’avait mis en avant dès son arrivée au pouvoir. En 2021, dans la cadre du centenaire du PCC, les autorités chinoises ont incité les internautes à « dénoncer le nihilisme historique », soit tous les propos qui déformeraient l’histoire officielle, critiqueraient le Parti, déprécieraient la culture chinoise ou dénigreraient les héros et martyrs de la révolution. En février 2021, ce dernier point a même fait son entrée dans le code : il est désormais considéré comme un crime.
Aujourd’hui plus que jamais, la Chine manipule son histoire. Plus que jamais, elle traque et tente d’éradiquer les récits divergents. La mémoire de la révolution culturelle qu’a tenté d’exhumer Tania Branigan est ainsi victime d’un double effacement : le temps fait progressivement disparaître les témoins directs de cette période. La politique muselle ceux qui restent. Entre le début de son séjour en Chine, en 2008, et son départ, en 2015, la journaliste a vu cette chape de plomb s’imposer progressivement sur chacun de ses interlocuteurs. « Ce livre ne pourrait pas voir le jour si je le commençais aujourd’hui », constate-t-elle avec tristesse. Il n’en est que plus précieux.