À partir de l’étude des prix des denrées alimentaires de la Chine du milieu du XVIIe siècle, l’historien canadien Timothy Brook, devenu célèbre avec Le chapeau de Vermeer (2010), revient sur l’influence que les changements climatiques du petit âge glaciaire ont eu sur la société chinoise et sur la façon dont ils ont bouleversé les systèmes agricoles, économiques et politiques de la fin de la dynastie Ming. Il a bien voulu répondre à nos questions.
Quelles sont les causes généralement avancées pour expliquer la chute de la dynastie Ming et l’arrivée des Qing en 1644 ? Pourquoi semblez-vous préférer l’explication environnementale ?
Mon choix d’une explication environnementale plutôt que financière découle des données que j’ai trouvées dans les sources chinoises sur la déstabilisation des prix des céréales pendant les Ming. L’État Ming a effectivement sombré dans un désastre financier, mais c’est dû à l’effondrement de la production céréalière, ce qui a également entraîné la chute des revenus de l’État. Cette explication a été traditionnellement attribuée au coût des opérations militaires dans toute la Chine du Nord ainsi qu’à la corruption des officiers et des fonctionnaires qui se nourrissaient des fonds destinés à l’usage militaire. Il y a une quarantaine d’années, une autre explication a été avancée, suggérant que les difficultés financières des Ming devaient être liées au flux d’argent international dans le pays (en provenance notamment du Japon et des colonies espagnoles du Mexique et du Pérou), un flux qui s’est temporairement tari dans les années 1640, ce qui a étranglé l’économie.
À cette « nouvelle » explication, j’apporte deux contre-arguments. Le premier est qu’il n’existe aucune preuve concrète que cette perturbation des importations d’argent ait provoqué ce que certains historiens ont appelé la crise de l’argent à la fin des Ming. Après avoir étudié l’évolution des prix au XVIIe siècle, il m’est apparu que le seul secteur de l’économie que l’argent international altérait était le marché des produits de luxe, en particulier l’art. L’autre idée que je propose est que l’interruption de la production et de la circulation de l’argent n’est pas un phénomène uniquement économique, mais qu’elle est également liée aux pressions environnementales et climatiques intenses subies dans tout l’hémisphère Nord. Si les températures et les précipitations n’avaient pas atteint un niveau plancher sans précédent, les Ming, un État dynastique généralement résistant, ne seraient pas tombés.
Les bouleversements politiques qui ont abouti au changement de dynastie en Chine ne seraient alors qu’un cas parmi un ensemble de crises qui ont eu lieu entre 1630 et 1670 dans l’hémisphère Nord. Geoffrey Parker montrait dans Global Crisis, War Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century (2013) que les révoltes paysannes des pays germaniques, la guerre de Trente Ans, les révoltes frumentaires en Angleterre, France, Russie, Catalogne, Portugal, Sicile, Italie centrale, Pologne et Japon devaient être comprises comme un phénomène global induit par des variations climatiques fortes liées au petit âge glaciaire. Pouvez-vous revenir sur la définition du petit âge glaciaire ?
Je dois commencer par reconnaître que je ne suis pas un historien du climat. J’ai introduit ce que les historiens du climat appellent le petit âge glaciaire dans mon récit des perturbations économiques et politiques des Ming parce que c’était la seule explication cohérente avec les données trouvées dans le registre des prix des céréales de la famine tout au long de la dynastie. Cette trouvaille m’a permis de comprendre que le début du petit âge glaciaire, comme l’ont proposé certains climatologues, a eu lieu un peu plus tôt en Chine qu’en Europe, avant la fin du XIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où les occupants mongols ont commencé à rencontrer des difficultés pour contrôler la Chine. L’effondrement des Yuan a coïncidé avec une baisse de la production agricole dans les années 1360 due à l’instabilité du climat, que les Mongols n’avaient aucun moyen de gérer, et qui a conduit à leur retour dans la steppe et à la fondation de la dynastie Ming en 1368. Ma reconstitution de la façon dont les Chinois ont vécu les perturbations climatiques à l’époque des Ming a fini par coïncider de façon remarquablement précise avec des phases du petit âge glaciaire déjà documentées, notamment le minimum de Spörer au XVe siècle et le minimum de Maunder au XVIIe siècle, ainsi qu’avec la brève résurgence de températures normales et de précipitations abondantes au milieu du XVIe siècle. Ma contribution à l’histoire du petit âge glaciaire a donc consisté à intégrer les données sur les prix chinois dans ce que les climatologues ont découvert sur la base d’indices physiques, tels que les données sur les sections de troncs d’arbres. J’espère ainsi intégrer la Chine dans une étude plus globale du petit âge glaciaire qui, jusqu’à présent, s’appuyait principalement sur des données européennes et américaines.
Vous avez atteint une notoriété mondiale avec Le chapeau de Vermeer en 2010 qui a d’abord été reçu comme un livre d’histoire globale et connectée car il retrace les liens qui unissaient les rives et les marchés d’Europe, de Chine et des Amériques. Mais l’ouvrage appartient aussi aux commodity biographies, ce genre de l’histoire environnementale qui retrace la vie sociale des marchandises, de leur production à leur consommation, en analysant l’ensemble des transformations écosystémiques et sociales que ces circuits engendrent. Dans ce nouveau livre, vous proposez également un lien entre histoire globale et histoire environnementale, mais un lien d’une nature distincte. Qu’est-ce qui a changé dans votre approche ?
Permettez-moi de répondre à cette question en suggérant que mon approche des questions historiques au sens général a été cohérente tout au long de ma carrière, puisque j’ai toujours cherché à aborder les crises dans les sphères sociales, politiques et économiques de la vie chinoise. Cependant, l’approche particulière que j’adopte dans chaque livre varie légèrement en fonction des questions que je pose à ce moment-là. Dans Le chapeau de Vermeer, j’ai cherché à établir un lien entre l’économie chinoise et la consommation et la demande européennes, et à démontrer ainsi à quel point les réseaux commerciaux mondiaux remodelaient l’économie et la culture aux deux extrémités du continent eurasien, modifiant au passage la société et l’économie dans les colonies européennes des Amériques. Mon objectif dans ce livre était de revoir ce que les lecteurs en général considéraient simplement comme une phase d’exploration et de colonisation dans l’histoire du monde qui semblait découler entièrement de l’initiative européenne. Sans les abondantes sources d’argent et la capacité de production de l’économie chinoise, rien ne se serait produit de cette manière.
Mon intention première en étudiant les prix des matières premières sous les Ming était de fournir une histoire plus fine de l’économie du pays à cette période, mais la rareté des données m’a conduit à me concentrer sur mes meilleures données de prix – la distorsion des prix des céréales à certains moments de la période. J’ai donc abandonné les questions économiques sur ce que les prix révélaient de la vie quotidienne et de l’économie des Ming dans son ensemble au profit de la question de l’impact que le climat avait sur la façon dont les gens ordinaires vivaient leur vie ou, dans certaines circonstances, luttaient pour leur survie. Si j’ai modifié les questions auxquelles je pensais que mes recherches répondraient, c’est parce que les preuves que j’ai trouvées dans les sources Ming m’ont poussé dans cette direction. En conséquence, dans Le prix de l’effondrement, je déplace l’attention du lecteur des questions relatives à la circulation mondiale vers les questions relatives à l’impact mondial du petit âge glaciaire.
Quelle est la genèse du livre ? Quelles sont vos sources ?
Une historiographie plus ancienne, particulièrement répandue parmi les historiens chinois il y a un siècle, se concentrait sur l’histoire des famines et des catastrophes naturelles pour comprendre les changements historiques en Chine, mais elle ne proposait pas d’explication plus large de ces événements, si ce n’est que les fonctionnaires des Ming avaient échoué dans leur tâche de subvenir aux besoins de la population. L’ampleur de la distorsion des prix, que personne à ma connaissance n’avait étudiée jusque-là, m’a révélé que les moments de crise étaient souvent d’une ampleur contre laquelle les meilleurs administrateurs ne pouvaient rien faire. Mes principales sources pour ces prix sont les gazettes locales. Ces registres quasi officiels de la géographie, de l’histoire et des finances des comtés locaux – il y en avait un peu plus d’un millier sous les Ming – comprennent parfois une liste des troubles et des désastres. Ces documents étaient conservés pour commémorer les pires moments de l’histoire du comté, ainsi que pour contribuer à un compte rendu plus large de la dynastie dans son ensemble. Ces listes comprennent parfois les prix des catastrophes, principalement des céréales, qui devaient servir d’indicateur barométrique de la gravité des conditions qui régnaient à certains moments du passé. Je ne peux pas garantir que ces prix sont des enregistrements exacts de ce que chacun a réellement payé, ce qui serait le critère qu’un économiste imposerait à ces données, mais je pense qu’ils constituent des indicateurs raisonnablement cohérents de l’intensité de la souffrance dans l’histoire du comté. Cette cohérence est attestée lorsque je rassemble toutes mes données en un ensemble de 777 prix, datant pour la plupart du milieu du XVe au milieu du XVIIe siècle. Les données ont révélé une chronologie des prix qui évoluait au même rythme que les preuves que j’ai pu trouver des variations climatiques, à la fois dans le temps et dans l’intensité. C’est cet ensemble de données qui m’a incité à écrire ce livre.
Dans son article de 1992, « A Place for Stories: Nature, History and Narrative », William Cronon faisait remarquer que les historiens qui étudient les liens entre l’environnement et les sociétés humaines n’ont su proposer que deux types d’intrigue pour leurs récits : soit le déclin, soit le progrès. Peut-on dire que votre livre sur la fin de la dynastie des Ming lui donne raison ? Est-ce un livre sur le déclin?
Ce que les historiens écrivent peut rarement être séparé de l’époque et du lieu dans lesquels ils l’écrivent. Les historiens cherchent à trouver des preuves et à élaborer des récits qui survivent au-delà des circonstances dans lesquelles ils les écrivent, mais l’histoire n’est jamais totalement indépendante du monde dans lequel les historiens l’écrivent. Cela ne veut pas dire que les historiens soient captifs de leurs préoccupations subjectives, mais plutôt qu’ils façonnent leurs questions en fonction des enjeux qui comptent au moment où ils écrivent. Certains historiens consacrent des années à la recherche et à l’écriture de sujets qui comptent dans un sens abstrait et objectif, mais la plupart d’entre nous, et je parle ici en mon nom propre, faisons des recherches et écrivons sur des sujets qui comptent pour le monde dans lequel nous vivons. Cela ne produit pas une histoire purement subjective, puisque les normes de la profession exigent que nous soyons attentifs aux informations que nous trouvons dans nos sources et que nous construisions des analyses qui tiennent compte de la richesse et des limites de nos sources. Mais pour la plupart d’entre nous, les questions que nous posons sont nécessairement liées au monde dans lequel nous nous trouvons et parlent aux lecteurs pour lesquels nous écrivons. Dans mon cas, je me souviens encore d’une conversation avec un vieil ami, il y a environ vingt-cinq ans. Militant écologiste, il m’a encouragé à écrire sur l’impact du changement climatique sur la Chine. À l’époque, je ne savais pas comment aborder cette question et je l’ai donc mise de côté. Mais lorsque les données issues de mes recherches sur les prix des céréales sont apparues, je n’ai pas pu me détourner de la question du changement climatique. Il en va de même pour mes lecteurs au début des années 2020, et c’est la raison pour laquelle le livre s’est avéré plus populaire que je ne l’avais imaginé
Comment avez-vous retravaillé le texte pour l’édition française ?
Au cours de la préparation du livre pour la traduction en français, mon éditrice chez Payot m’a encouragé à supprimer certaines questions et un appareil critique important que l’on peut trouver dans l’édition anglaise originale. Le résultat est une traduction qui s’écarte quelque peu de l’original. Sa suggestion m’a enthousiasmé, elle a peut-être permis d’élargir légèrement le lectorat du livre. Il reste fortement imprégné de questions d’histoire chinoise, puisque c’est le domaine dans lequel je travaille. Mais j’ai essayé, dans ce que j’appelle mon « édition pour lecteurs », de rendre mes découvertes accessibles et intéressantes pour un public plus large. Il n’est pas nécessaire de connaître l’histoire de la Chine pour apprécier les arguments avancés. Cette révision n’est pas simplement un moyen de vendre des livres, mais une façon de mettre à la disposition des non-spécialistes ce que j’ai appris sur l’histoire de la Chine et du monde. En tant que sinologue qui écris souvent pour des lecteurs généraux, j’espère que les connaissances que j’ai acquises ne resteront pas confinées à mon domaine académique. Si j’ai découvert quelque chose d’importance générale, comme le rôle du climat dans la formation du passé de la Chine, je veux que cette découverte atteigne les lecteurs et les informe que le monde a une histoire plus vaste et plus connectée que beaucoup d’entre nous ne l’imaginent.
Vous parlez assez peu de la bibliographie concernant l’historiographie chinoise et étrangère sur l’histoire environnementale de la Chine. Pourquoi ?
Ma bibliographie reflète principalement mes préoccupations en tant qu’historien social. En fin de compte, mon objectif est d’écrire une histoire qui révèle comment les gens vivaient dans d’autres cultures et à d’autres époques, plutôt que d’écrire des commentaires sur l’histoire antérieure, bien que cela soit inévitable lorsqu’il s’agit de remettre en question des interprétations antérieures. Cela dit, il n’existe pas beaucoup d’historiographie concernant l’impact du climat sur la Chine à l’époque des Ming. Les climatologues chinois ont apporté de nombreuses contributions à nos connaissances basées sur l’enregistrement physique du changement climatique, mais presque aucun n’a réfléchi à son impact social et politique. Il en va de même pour l’historiographie étrangère. Si les chercheurs étrangers ont écrit sur l’histoire environnementale de la Chine au cours du siècle dernier, peu d’entre eux sont remontés jusqu’aux périodes antérieures.
À ce jour, la contribution la plus perspicace à la question du climat à la fin de la période Ming a été rédigée par des historiens extérieurs au domaine, tels que Geoffrey Parker, qui, dans son livre Global Crisis (2013), s’est efforcé d’élaborer un compte rendu de la crise climatique du XVIIe siècle allant au-delà de sa spécialisation dans l’histoire de l’Europe. Il connaissait mon intérêt pour la question et j’ai été heureux qu’il choisisse de me consulter lorsqu’il a rédigé son chapitre sur la Chine. Ce n’est que grâce à des coopérations de ce genre que nous pourrons construire un récit global du passé.
Vous montrez qu’en dehors des moments critiques de pénurie, les prix des denrées agricoles restent globalement stables pendant ce début du XVIIe siècle. Vous suggérez donc que, contrairement à l’hypothèse d’une inflation générale liée à l’arrivée massive d’argent du Japon et des Amériques, cette inflation n’aurait concerné que certains produits de luxe et notamment les objets d’art. Mais pour que cela soit cohérent, il faudrait supposer que cet argent obtenu par le commerce maritime ne ruisselle pas dans l’ensemble de la société chinoise et n’enrichit qu’une portion de la population. Suggérez-vous donc que ces décennies de la dynastie Ming sont des années où les inégalités se creusent ?
J’espérais que les lecteurs arrivent à cette conclusion. Mon traitement de l’inflation des prix de l’art provient d’autres recherches que j’ai effectuées sur cette question. Je l’ai intégré pour démontrer que l’argent ne touchait que le haut de gamme de l’économie, et qu’il n’y avait aucune preuve qu’il ait un effet global sur l’économie. La question de l’argent importé sur le marché de l’art nécessite une étude beaucoup plus approfondie que celle que j’ai effectuée. Mais votre observation est très pertinente. Il s’agissait d’un monde dans lequel les riches séquestraient des richesses pour eux-mêmes au détriment des pauvres. Une partie de leur argent ruisselait sous forme d’achats et de salaires pour des choses ordinaires, mais tout le monde ne pouvait pas bénéficier de cet afflux d’argent, qui était de toute façon trop faible par rapport à l’ensemble de l’économie des Ming.
Vous concluez votre livre sur une stèle, conservée dans un musée de la province de Shaanxi, qui fait un « compte rendu des chagrins » de l’année 1643. Après une brève description des catastrophes subies, et un poème de quatre lignes, l’auteur exprime l’horreur de cette dernière année des Ming en donnant la liste des prix exorbitants atteints par le riz, l’orge, le millet et le blé. Nous sommes habitués à lire et voir des histoires d’apocalypse où l’homme redevient un loup pour l’homme, où les systèmes politiques s’effondrent, obligeant les communautés humaines à « revenir » au troc… Votre ouvrage, en rappelant que l’effondrement climatique prend avant tout le visage d’une hyperinflation des denrées alimentaires, le rend immédiatement plus proche de ce que nous connaissons. Peut-on dire alors qu’en plus des dégâts écologiques, sanitaires et sociaux qu’il engendre, le réchauffement climatique nous coûtera cher ?
Si j’ai inclus cette inscription dans le dernier chapitre, c’est précisément pour faire ressentir aux lecteurs ce que vous évoquez. L’ampleur du désastre des années 1640 dépassait ce que la plupart d’entre nous peuvent imaginer, ou ce qu’ils pouvaient imaginer : leur monde s’est effondré de manière choquante. Ce que fera le nôtre n’est plus tout à fait une prédiction spéculative comme c’était le cas à l’époque. Contrairement aux gens de la fin de la dynastie Ming, nous avons la capacité d’analyser l’impact des changements climatiques et des prix. Pour eux, la seule explication était que le Ciel punissait l’humanité. Nous avons développé des méthodes plus complexes pour analyser ces changements. Serons-nous confrontés à une crise climatique de la même ampleur ? Même s’il est difficile de le prédire, nous savons que les cultures doivent respecter certaines limites pour arriver à maturité et à la récolte. En même temps, les gens doivent avoir confiance dans les mécanismes politiques et économiques en place pour croire qu’ils pourront survivre à la crise à venir. À moins que le climat ne change de manière vraiment désastreuse, nous devrions être en mesure d’anticiper et de prendre des mesures pour en atténuer les effets, afin que les terreurs qui ont accablé le peuple chinois en 1643 ne nous accablent pas. Mais cela dépend de la sagesse collective de notre monde, et cette sagesse collective s’est considérablement réduite au cours de la dernière décennie, alors que les riches et les puissants font la course pour conserver ce qu’ils ont et que les pauvres et les défavorisés sont abandonnés à leur sort.